Jackie Chain, le pimp du country rap cosmophile de Huntsville

JACKIE CHAIN Who Da Mane
Mixtape, 2010
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Musique Journal -   Jackie Chain, le pimp du country rap cosmophile de Huntsville
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En 2009, lors d’un entretien organisé par le site 187 Prod entre les réalisateurs du documentaire West Coast Theory et le rappeur français Aelpéacha, une idée, certes loin d’être inédite mais toujours intéressante, se glisse dans la discussion : la culture au sens large et les modes de vie influent fortement sur le son des scènes rap régionales. Illmatic dure le temps d’un trajet de métro new yorkais et ses samples crépitent parce qu’ils raclent la poussière des trottoirs ; les rythmes de The Chronic s’allongent comme les distances parcourues en voiture pour traverser Los Angeles, pendant que ses sirènes funk irradient les oreilles de rayons UV.

Immense territoire à l’histoire migratoire aussi dense que complexe, l’Amérique a vu cohabiter depuis sa naissance des particularismes culturels extrêmement divers. En matière de rap, ses spécificités locales ne s’arrêtent pas à New York et à la Californie. On a vu ici même, à travers le premier album de Witchdoctor, que le son d’Atlanta puisait une partie de sa texture dans le mélange de campagne et d’hyper urbanisation qui caractérise la capitale de la Géorgie. Un peu plus à l’ouest, dans l’un des États les plus ruraux du pays, de jeunes rednecks drapés dans des drapeaux confédérés, associés à des cowboys noirs conducteurs de Chevrolet, ont grandi en regardant décoller des fusées. Leur musique est-elle un hybride de country rap tunes et d’électro cosmophile ? Absolument.

La ville de Huntsville, en Alabama, est connue pour son centre de vol spatial de la NASA : on y conçoit et réalise des lanceurs et des systèmes de propulsion, on y développe les composants de la Station Spatiale Internationale, et on y organise des voyages spatiaux habités. Les bancs d’essais pour fusées se dressent tout autour du centre de vol et sont visibles depuis les abords de la ville. 

Ces visions hyper technologiques inspirent profondément les productions des beatmakers Cory Parham et Mali Boi, dits les Block Beattaz. Leurs instrus se reconnaissent par leurs traits “locaux” : sonorités métalliques de portes de vaisseaux qui s’ouvrent, voix triturées jusqu’à devenir extra-terrestres, harmonies célestes, samples de hits FM rendus éthérés par l’accélération du pitch. Ces spécificités, les Block Beattaz les mélangent avec la palette plus classique d’un rap sudiste aux accents country : guitares, pédales wah-wah, orgues, cowbells et lignes de basse qui font trembler les coffres des vieilles voitures américaines.

À la fin des années 2000, la scène locale organisée autour des Block Beattaz, du label Slow Motion Soundz et du collectif Paper Route Gangstaz, est avidement scrutée par les blogs spécialisés, interloqués d’entendre des gangsters parler de Cadillac et de prostitution sur un sample screwed de “Moments In Love” d’Art of Noise. Il est intéressant de voir que tous les rappeurs qui collaborent avec les Block Beattaz n’entendent pas exactement la même chose dans leurs productions : pour le duo G-Side, ces visions deviennent une métaphore d’émancipation et de nouveaux horizons pour les petits gars de la campagne ; quelques années plus tard, elles inspirent à Yelawolf des farces complotistes sur l’homme de Roswell. 

Mais celui qui arrive le mieux à fondre le son stellaire des Block Beattaz dans l’esprit country rap tunes et la culture trash de l’Alabama, c’est sans doute Jackie Chain. Si la musique de ce rappeur d’origine à la fois coréenne et cherokee ne fait pas explicitement usage de l’imagerie aérospatiale, il en subsiste en revanche toute l’atmosphère. Les samples cristallins et les synthés clignotant comme des diodes ne lui évoquent aucune navette, aucune mission interplanétaire, mais plutôt les néons roses tremblotant des restaurants bon marché et des strip clubs miteux qui bordent les routes de l’Alabama. Imaginez une saison de True Detective réalisée par Nicolas Winding Refn : le héros ne pourrait être que Jackie Chain. Et son album Who Da Mane – entièrement produit par les Block Beattaz – en serait la bande-son idéale (NdR : le réalisateur de Drive a d’ailleurs déjà commis une série de flics saturée de néons rose et de strip clubs miteux, l’insupportable Too Old to Die Young ; Cliff Martinez, son compositeur attitré, en a signé la BO).

Pour Jackie Chain, Mali Boi mélange une ligne de “Pillz” de Gucci Mane aux notes du “Children” de Robert Miles, tube “dream-house” italien des années 90. Avec ses nappes chaudes et limpides, “Rollin’” devient un hymne à la prise de MDMA et aux nuits sans sommeil un archétype de ce rap de Huntsville, où résonnent thématiques très terroir et échos de la voûte céleste.

Who Da Mane ne contient pas de tubes aussi “signature” que “Rollin’”, même s’il y a bien “Stalker”, dont le sample vocal jusqu’ici non identifié (un tube dance nineties ?) semble hanter bien des auditeurs sur YouTube, et dont les arrangements font pencher l’hybride vers son pan country. On songe aussi à la production de “Off Top“, une démonstration des connaissances des Block Beattaz en mécanique des fusées. Mais pour le reste, le duo a vraisemblablement dû s’adapter aux diverses facettes de la personnalité du rappeur.

“Mack A Bitch”, titre d’ouverture du disque et premier extrait clippé, expose ainsi une facette essentielle de “l’univers” Jackie Chain : le proxénétisme, son milieu et ses codes, que les macs s’échangent comme des versets bibliques. Pimp C, le prophète, inspire à Jackie son personnage immoral et outrancier : pour des chansons comme celle-ci, les Block Beattaz oublient complètement l’espace et gardent les pieds bien posés sur la sainte Terre du Texas, les yeux et les oreilles tournés vers leurs augustes country rap tunes

Le clip est un bon moyen de plonger dans l’expérience Jackie Chain. Sur fond de guitares tourbillonnantes, on l’y voit s’agiter, une bière tiède à la main, coiffé comme les maquereaux du Player’s Ball. Dans un club de campagne, plein de lumières pourpres et de lasers verts, les clients arrivent en vieux trucks Chevrolet, et sont autant blancs que noirs. Si l’on ajoute à cela la double origine de Jackie Chain, cela nous donne une mixité assez rare dans le rap, comme dans le reste des États-Unis en général – un aspect multiculturel qui ressort souvent quand on observe cette scène. 

Who Da Mane est un moyen pour Jackie Chain de montrer sa polyvalence, de prouver qu’il est capable, comme Wiz Khalifa ou Curren$y en leur temps, de passer des nappes planantes pour amateurs de THC aux samples hyper grillés de pop qui peuvent trouver une place dans les rotations radios. C’est tout aussi vrai pour les producteurs de l’album : sur le morceau reggae “True Love” par exemple, les Block Beattaz ne peuvent s’empêcher de glisser des scratchs robotiques, ou de pitcher dans un sens puis dans l’autre un sample du fameux “All The Things She Said” de t.A.T.u, pour discrètement rappeler leur présence, dans l’ombre de “Mr. VIP”.

Alors que G-Side et les PRGz avaient séduit les bloggers et la critique, Jackie Chain va lui réussir à attirer l’attention des labels. Après une union avortée du côté de Diplo et de son label Mad Decent, Jackie Chain signe chez Universal. Un remix de “Rollin’” est enregistré avec un couplet de Kid Cudi, mais il marque autant le début que la fin de l’aventure.

La notoriété de Kid Cudi dépasse tant celle de Jackie Chain que pour beaucoup, “Rollin’” est d’abord son titre. Paradoxalement, lorsque Universal lance la promotion du titre, le poulain de Kanye West sort de rehab, bien résolu à ne plus célébrer les drogues dans ses chansons : il refuse donc d’apparaître dans le clip et même d’interpréter le titre sur scène.

Ain’t Slept In Weeks, l’album en major de Jackie Chain, est teasé pendant des années mais ne verra jamais le jour. Sorti en décembre 2010, avec l’aide de la webradio Baller’s Eve et de DJ Burn One, Who Da Mane est ce qui se rapproche le plus d’un véritable debut album. Par la suite, la série de mixtapes Bruce Lean Chronicles, composées de titres enregistrés lors de ces années passées dans le placard d’Universal, montre que le disque aurait lorgné du côté de ce que proposent Big K.R.I.T. et Yelawolf à cette époque – un son très country et ancré dans la culture sudiste dans son ensemble. Sur le volume 2, un single avec Juicy J emprunte quand même le refrain de “One More Time” des Daft Punk, comme pour se rappeler au bon souvenir des Block Beattaz, de leur envie de conquête spatiale.

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