S/O Rancière : Baby Keem est très partageur avec le sensible

BABY KEEM The Melodic Blue
pgLang/Columbia, 2021
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Musique Journal -   S/O Rancière : Baby Keem est très partageur avec le sensible
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Un partage équitable du sensible ne saurait-il être possible qu’à travers le rap ? J’ai eu une discussion il n’y a pas si longtemps sur l’appropriation du hip-hop, ou du moins de ses codes musicaux et esthétiques, par la quasi intégralité du spectre de la musique contemporaine. Il faut dire que le rap est lui-même un genre subsumant : il intègre, digère et dépasse. C’est lui qui propose les clips les plus intéressants plastiquement ou scénographiquement, les productions les plus audacieuses, même jusqu’aux textes. Normal que les artistes a priori étrangers au genre aient envie d’y goûter. On sait que la musique issue de la culture hip-hop est devenue une sorte de nouvelle variété, et, par un processus lent et constant, elle est désormais le genre le plus écouté et le plus diffusé aussi, fatalement. Quand je prends le temps d’écouter les nouveautés, de la mode à la création visuelle et sonore, les sédiments du hip-hop sont partout. Cette liberté créatrice se laisse être et ce depuis peut-être une dizaine d’années maintenant. À ce propos, on ne remerciera jamais assez un collectif comme Odd Future, qui a littéralement explosé toutes les barrières possibles et potentielles entre musique, mode, mode de diffusion et espace critique, à grands coups de marteaux (Nietzsche aurait apprécié). 

Il y a un espace fou et c’est au sein de cet espace que les gens semblent être les plus à l’aise avec eux/elles-mêmes et ce qu’iels sont. Ça reste du rap, parfois dans tout ce que ça peut avoir de plus classique, mais esthétiquement il y a un truc, virevoltant, un truc qui s’en fout complètement. Et un autre truc important aussi : le principe d’inclusion du sensible, le partage du sensible cher au philosophe Jacques Rancière. Le partage du sensible, en affirmant l’existence formelle de ce dernier, est constitutif du principe d’individuation, et ce au-delà du célèbre et inévitable « espace-temps ». La force du hip-hop réside dans le récit du réel vécu à un instant T, de fait politique, sans en faire une création nécessairement politiquement engagée. Elle l’est de fait, car engagée dans un jeu d’inter-relations entre individualités. Et l’excellent premier album de Baby Keem, The Melodic Blue, sorti en septembre dernier, est une imparable synthèse de ces deux strates idéelles : l’esthétique décomplexée (et décolonisée, d’une certaine manière) et la volonté d’un partage du sensible inclusif, en tout cas non-exclusif. Baby Keem a 21 ans, il est né en Californie mais a grandi à Las Vegas. S’il n’a pas connu le 11 septembre, il fait en revanche partie d’une génération afro-américaine ultra impliquée dans les problématiques politiques à la fois générationnelles et communautaires. Même si j’avais vu son nom passer, je n’avais pas vraiment écouté son travail jusqu’à la sortie de l’excellent single « family ties », avec son cousin Kendrick Lamar (le morceau a depuis reçu le Grammy de la Best Rap Performance), et son clip qui m’a fait penser à du Yorgos Lanthimos tourné dans un ghetto afro-américain. Avoir fait venir Kendrick sur deux singles de l’album est plutôt malin. Le timbre de Keem est plus aéré, plus haut, plus mélodieux peut-être, mais le flow est très semblable, il y a la même conception de la métrique que chez l’auteur de To Pimp A Butterfly

Ces deux singles sonnent comme des freestyles à certains endroits : sur « range brothers », les voix sont sur-mixées, apposées à une instru très chargée, ça donne aussi un peu l’impression d’un concours de skills où les deux voix se mêlent (un auditeur novice pourrait même les confondre). De façon plus large et non systématique, l’album suit un principe : prendre deux atmosphères ou des éléments-reliquats de deux styles un peu marqués, les mixer ensemble, et donner naissance à une hybridité logique et naturelle. Ce qui donne un album avec un récit, qui se tient grâce aux articulations entre les morceaux, des fins soignées, intro ou interludes de 10 secondes qui permettent de traverser le pont ou le fil de sa pensée. Des morceaux où la prod change trois fois, jetant le flou sur ce qui est le début, ce qui est la fin, le milieu. La littérarité va jusque dans la voix elle même, passage en voix de tête, changement de flow, changement de timbre carrément (« range brothers » encore). La multiplicité est immense. D’autre morceaux ressortent : sur « gorgeous », il y a une scission des mots, beaucoup de respiration, beaucoup de flexibilité dans la voix, comme si Baby Keem laissait ses cordes vocales se détendre et faire leur vie. Alors oui l’autotune permet cela, mais c’est surtout le talent mélodique du rappeur qui semble autoriser autant de mouvements. « cocoa » aussi, dont l’instru m’a fait penser à un morceau venu direct des années 2000, le genre de beat sur lequel on verrait bien débarquer J.Lo et Sisqo, tout en nuages hispanisants, sur un kick à la Mannie Fresh – un morceau tournoyant s’il en est. Enfin « 16 », super track de clôture un peu plus enlevé, où le rap disparaît au profit d’une mélodie intégralement chantée. Il y a quelque chose de légèrement mélancolique, perceptible depuis l’ouverture du disque. La mélancolie qui s’incarne de plus en plus au fil des morceaux, pour culminer. Comme dans toutes les fins peut-être. Fin d’un album mais toujours début d’autre chose. En intégrant et digérant des influences aussi diverses que le rap nineties ou le trip hop (« issues »), mais aussi des éléments narratifs et visuels issus d’une culture “européenne” (je pense aux ballerines du clip de « family ties »), les plans très larges et statiques, le jeu de contrastes colorimétriques, qui m’a fait penser à la Greek Weird Wave née à la fin des années 2000, Baby Keem est le meilleur exemple d’une scène hip-hop afro-américaine qui vit et investit pleinement toutes ses disparités. Il y a du relief, un dénivelé, une remise en question qui mène à la subsumance concrète de tous les éléments constitutifs d’une culture qui a su se nourrir, y compris du pire. À la fin de l’écoute du disque, je remercie intérieurement Keem de m’avoir donné envie de relire Jacques Rancière, et surtout cette phrase : « D’un côté, il y a le mouvement des simulacres de la scène, offert aux identifications du public. De l’autre, il y a le mouvement authentique, le mouvement propre des corps communautaires. » Et de répondre à la question en ouverture : « Oui, il semblerait bien que oui. » 

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