La semaine dernière, je vous parlais de « On the Beach » de Neil Young, perle froide et un peu déprimos dont l’agencement – la composition, l’interprétation, le feeling, le texte – me semble en tout point parfait, creuse mon cœur et mon moral et ce, pour de multiples raisons. Aujourd’hui, pour compléter, je m’intéresse à une unique chanson, encore : toujours le thème du soleil, toujours des sensations ambiguës et diffuses – ce qui nous fait un diptyque, du coup, sauf qu’il s’agit cette fois-ci d’une femme, là où le Canadien était un mâle à l’ancienne auteur de lyrics bien border dans les années 80.
Avec « Au soleil » de Jenifer, un décalage s’opère forcément après la chanson de Neil Young. Certes, il s’agit là aussi d’un cosme absolument cohérent, musicalement ancré à 1000 % dans son époque – la production, la cocotte de gratte limite inacceptable, les violons qui coulent, les voix à profusion qui se superposent –, mais dont la contemporanéité m’amène à une compréhension un peu différente, et donc décalée. Tout me semble ici à la fois concret et diffus et dessine une localité idéelle, vaste et très resserrée – c’est ce que me font aussi les génériques de Thalassa, le premier et le second. À l’image de ses paroles, dont le sens se loge dans un interstice entre plainte et affirmation d’un « moi » autocentré, hédoniste.
2002. Lors de la sortie de ce titre, j’ai 11 ans et les Pokémon vivent leur première apogée. Je commence le skate, aussi. Cette même année, mes parents déménagent, se rapprochent de Paris. En quittant le 77 pour le 94, c’est sans conteste « deux salles, deux ambiances » : je passe d’une cité bien intense à une petite ville de campagne tranquille, relativement isolée. C’est le bon choc : j’entre en CM2, et à l’école, je ne comprends pas vraiment ce qui m’arrive – les gens sont plutôt relax, plus besoin de guetter mes affaires – et je me détends, au fur et à mesure.
Des prémices de ma pré-adolescence, je garde des souvenirs assez flous, parcellaires. Peut-être des sensations, parfois fortes. C’est à cette période, décisive dans la constitution des notions d’altérité et de sensualité, que se concrétise ma rencontre avec Jenifer Dadouche-Bartoli, plus communément appelée Jenifer, ou encore « la Mariah Carey de Biscarrosse », comme j’aime à la nommer affectueusement, alors que je sais qu’en vérité elle a grandi à Nice, élevée par une mère corse et un père séfarade, mais je trouve que cette ville landaise lui sied parfaitement, au moins pour cette chanson. Plus qu’une découverte, on pourrait parler d’exposition, à la fois solaire et médiatique, tant il était impossible d’échapper au tube de la gagnante de la première Star Ac, à laquelle j’avais pu paradoxalement échapper, car je n’avais pas de télé à la maison.
À l’époque, ce morceau m’a littéralement scotché, sans raison précise, et sans que je n’y comprenne grand-chose, d’ailleurs. Il s’agissait, je pense, surtout d’une question de sensations, résultantes d’une adéquation totale entre un plan marketing implacable (c’est le tube de l’été hein, issu de son premier album, Jenifer ; forcément) et les vives possibilités d’émoi esthético-romantiques d’une jeune personne. « Au soleil » agit alors comme un tout, que je ne décortique pas, comme une entité parfaite, dont le clip s’avère d’ailleurs un complément fascinant – la construction manichéenne qui fait écho à celle de la chanson, la colorimétrie, la danse, la tenue caliente. Je la prends comme une balle carbone qui, encore aujourd’hui, me rend tout chose. Je ne pense pas qu’il s’agisse de nostalgie de ma part, ni du fantasme d’une période révolue et idyllique (LOL) de mon existence, ou du moins pas uniquement. Ce qui me fascine, c’est aussi cette manière qu’a la chanteuse d’incarner – au delà du produit commercial, évidemment – non pas un moment, une mode ou un mouvement, mais bien une ambiance un peu artificielle, ressentie avec une puissance selon moi inégalée : un infini estival (de ceux qui ne bossent pas, hein), fait de mille intrigues, où tout est à la fois dramatique et terre-à-terre, simultanément remémoré et oublié pour la vie.
Bon, le boulot du compositeur, des producteurs – déso Hocine Hallaf, Nicolas Neidhardt et Benjamin Raffaëlli – est solide, c’est incontestablement un gros tube, mais il reste anodin car ne nous mentons pas, c’est cette incarnation de Jenifer, mi-ange, mi-cagole, qui rend tout cela si fort à mes yeux. Rien de vraiment intentionnel dans ce « coup de chaud » : on est dans l’alignement des planètes un peu aléatoire, comme il en existe des tonnes dans l’histoire de la musique. Outre le refrain bien catchy, le génie de l’affaire réside notamment dans ce premier couplet, cette accroche nous immergeant d’emblée, arpèges total clichés et paroles comprises :
« Ce qui ne me tue pas me rend forte / On pourrait en venir aux mains / Je suis à celui qui me transporte / Je reste tant que l’on me supporte / Ou je reprends seule le chemin / Malgré les risques que cela comporte / Avec toi j’irai bien / Même sans toi j’irai bien »
WAOUH. En réécoutant ça et en captant les paroles bien des années après, je suis juste sidéré par cette symbiose d’empowerment, de sensualité à débordement et, il faut bien le dire, de je-m’en-foutisme un peu piquant. Je suis dans l’exégèse un peu exagérée, assurément, mais pour moi « Au soleil » reste, encore aujourd’hui, cet objet instantané, synthétique, évident. Et solaire, donc.