Aujourd’hui, on continue l’exploration des musiques blanches qui chialent fort, après notre retour sur le moment grindcore/mathcore du début des années 2000. Inévitablement, nous allons parler d’emo, et désolé pour les puristes, l’ambition de cet article n’est pas de tricoter une énième confortable couverture pure laine Ian MacKaye, et de fait, je n’ai pas les compétences de mon camarade Rod Glacial qui avait écrit cet article époustouflant sur les origines du genre.
Ces derniers temps, on parle d’une cinquième vague emo, qui déferle après un véritable essoufflement du genre au cours des années 2010, et qui prend les formes d’un post-emo inspiré par l’emo des 2000, mais qui s’ancre aussi dans un son indie-pop et une approche basse-fidélité qui colle bien avec les ambitions esthétiques de la génération « stay-at-home », comme disent les journaleux. Et avant de vous recommander un disque, je vais d’abord tenter d’analyser les motivations extranostalgiques de cette résurgence.
Tout d’abord, il faut être clair, à travers cette énième feedback loop (« boucle de retour » en français pas très stylé) de la pop culture, on remet avant tout en marche une sensibilité emo, plus que la musique emo elle-même. Il y a une continuité certaine, dans ce phénomène, avec la manière dont le revival shoegaze a été accaparé par les créateur·rices de contenus sur TikTok. Le récent succès surprise et pour le moins tardif du morceau de « Stars Will Fall », sorti très confidentiellement par le groupe californien Duster en 1997, est emblématique de cette logique : le morceau a désormais plus de plays sur Spotify que les discographies réunies de Sonic Youth et Pavement, comme indiqué par le Guardian. Dans ce cadre, ce n’est pas tant le shoegaze en tant que moment historique qui est rétabli per se, mais une sensibilité, un affect shoegaze, et plus particuliérement une esthétique slowcore (terme lui-même pioché dans le lexique nineties et remis au gout du jour par une génération qui, on le rappelle, se filme en train de faire de la pâtisserie au ralenti).
Pour l’emo, la relecture d’un affect emo-fragile-à-fleur-de-peau, d’une sensation emo, est ici doublée d’un rapport post-ironique à la culture emo/MySpace, analogue à ce qui se joue aussi, en ce moment, avec l’indie sleaze (ici une première tentative d’explication dans nos colonnes). Je pense également qu’on peut voir une dimension de distinction dans la manière dont plusieurs rétromanies sont vécues en même temps et différemment, suivant les pratiques d’écoutes liées aux paramètres de classe. Ainsi, peut-être que cette niche post-emo, dont on peut mieux cerner les contours via cette playlist Spotify, existe en réaction à une forme de nostalgie plus populaire et générationnelle pour l’emo des années 2000, dont l’expression la plus directe est le mégafestival « When We Were Young » qui se déroule à Las Vegas depuis 2017. Ce festival capitalise sur la nostalgie des trentenaires, et leurs émois auditifs d’adolescents, en leur offrant très directement un plateau MTV rock de 2002 (je vous laisse aller voir la programmation). Il existe donc un enjeu d’accès privilégié à une culture emo distinguée, en opposition à la culture emo mainstream. Un emo alambiqué et élégant, comme celui de Karaté sur leur mythique album « The Bed Is In The Ocean », initialement sortie en 1998, est ainsi réedité par Numero Group en 2022, il est alors préservé mais aussi confisqué par quelques acteur·ices des milieux underground et arty mais aussi tout simplement bourgeois.
Un des autres axes importants pour comprendre le retour de l’affect emo est la manière dont, non sans ambiguïté, ce mouvement a permis un travail autour des masculinités. Le mouvement, ses codes et son langage, ont en effet fédéré une communauté de fans et de musicien·nes, dont des hommes qui ont cherché à élaborer une masculinité alternative, ou tout du moins non-hégémonique. Avec le recul, tout le monde s’est bien rendu compte de la mauvaise farce, et de la façon dont la « sensibilité » emo n’était bien souvent qu’un masque pour reproduire des formes de domination patriarcale : quasiment tous les musiciens étaient des hommes blancs, et instrumentalisaient des formes de performances de soi pseudo-fluides afin de reconduire une hétéronormativité parfois toxique. De la même manière, la critique emo d’une blanchité hégémonique fondée sur la maitrise de soi et la retenu émotionnelle, portait aussi en creux un regard raciste sur les non-Blancs. Ces derniers étaient ainsi indirectement pointée du doigts (sur des forums, via la critique de l’esthétique rap par exemple) comme les porteurs de masculinités jugées comme archaïques, dupées par le modèle des masculinités hégémoniques d’avant, alors que les hommes emo incarnaient une masculinité sensible d’avant-garde. Il reste que ces masculinités emo ont bien existé, se vivant comme des alternatives aux formes de masculinités hégémoniques du début des années 2000 et possédaient donc un potentiel politique ravageur, celui de bousculer l’index des performances par lequel les masculinités se construisent en Occident.
En 2024, ce retour à la musique indie emo implique donc un travail paradoxal, comparable à ce qu’on a vu avec l’hypersleaze. Si l’hypersleaze se retrouve déjà repris de manière opportuniste par des groupes comme Snow Strippers, et qu’il doit exister des formulations analogues du côté de la cinquième vague emo, d’autre producteurices tentent de vider les courants musicaux semi-underground des années 2000 de leurs aspects les plus problématiques (pour l’emo, ce serait principalement la bisexualité de façade et ce rapport complexe à la blanchité).
Le label californien 7th Heaven me semble absolument exemplaire de cette sensibilité post-emo éclairée. Le nom même du label, qui désigne à la fois le lieu extatique du septième ciel et reprend en VO le nom de la série Sept à la Maison, nous indique déjà que la démarche est complexe. La série, qui met en scène un pasteur et sa famille nombreuse, est une sorte de sommet de la culture blanche américaine emblématique d’un passé récent, mais pourtant bien révolu (ou radicalisé). Ces ruines de la société blanche américaine hégémonique d’avant sont ainsi revisitées, mais vidées de leur sens, comme si l’on visitait une abbaye désacralisée. Il y a une forme d’attachement esthétique à la fadeur émancipatrice de ce lieu esthétique archi-normcore, en même temps qu’une critique de ses conséquences politiques. On est vraiment face à la dimension « hantologique » de la culture pop : quelque chose rôde et on n’est pas encore tout à fait en mesure de s’en défaire, et c’est dans cet espace hanté qu’on peut formuler de nouvelles utopies.
Plus concrètement, ce que je trouve fabuleux avec ce label, c’est que les techniques de la réédition de musique électronique, de la musique de DJ, de diggers, se trouvent appliqués à l’indie-rock tendance emo (on a pu observer la même méthode chez NumeroGroup, ponte de la réédition de bon-goût étasunienne, qui depuis cinq ou six ans ressort des disques de groupes indie-emo plus connus comme Codeine). On retrouve donc une myriade de « pépites oubliées », à demi convaincantes mais toujours 100% charmantes, qui en disent beaucoup sur les ficelles et les structures narratives qui supportent le genre. On peut ainsi citer le magnifique album de dreampop/shoegaze « happy » du groupe japonais Sugar Plant, sorti initialement en 1998, qui se place à la lisière des sensibilités shoegaze et emo. La politique de réédition de 7th Heaven relève tout simplement d’une archéologie du savoir emo, orienté chiale sous la couette. Le label vient de Los Angeles, et ça n’a rien d’étonnant car la côte Ouest a été le lieu d’expérimentations emo/indie très intéressantes, via des groupes célèbres comme The Postal Service (formé par le chanteur de Death Cab for Cutie, Benjamin Gibbard) et Pinback, qui ont poussé assez loin une forme d’hybridation entre indie-pop et approche emo, tout en parsemant leurs productions de synthétiseurs doucereux façon electronica de chambre. 7th Heaven plonge dans les entrailles de cette scène, en mêlant reissues de raretés et productions actuelles qui reprennent le fil des multiples et subtiles variations du genre.
À l’écoute de leur compilation annuelle, heaven sent : summer 2024, on est un peu perdu dans le temps. C’est comme si on évoluait dans une version altérée et alternative de la fin des années 90-début 2000, surtout pour des personnes qui n’ont pas vécu ces années. Ainsi, pour celleux né·es au tournant du siècle, la compilation produit une sorte de mémoire utopique de l’emo, mouvement qu’ils n’ont pas pu connaître durant leur petite enfance. Les jeunes artistes qu’on retrouve sur la compilation peuvent alors continuer à révéler un potentiel latent, mais pas forcément exprimé, dans la musique du passé. En conséquence, la compile produit cet effet intéressant : il est impossible de savoir quel morceau date de quand (on retrouve cet effet dans les shows de la DJ Braden Wells sur NTS, qui mélange des productions shoegaze du présent et du passé).
On entend sur la compilation, pêle-mêle, des productions récentes comme un excellent morceau de Chatterton, groupe de Los Angeles dont je vous recommande chaudement ce disque paru en mars dernier, ou des titres issus des disques cultes mais longtemps introuvables de Kitty Craft, icône indie californienne. La sensibilité « emo de chambre » trouve son expression la plus directe avec Giving a Butterfly a Skeleton, projet solo mystérieux dont le morceau « calendar year » mêle slowcore et scream emo-punk étouffé en arrière-plan. On découvre également, ça et là, quelques petits sons chiptune, ce qui renforce le côté musique pas-chère-et-émouvante. Les morceaux réédités de Roly Poly Rag Bear, EE, pasteboard et Korea Girl sont d’excellents fragments d’indie-pop délicate et oubliée. Vous avez compris, il y en a pour tout le monde, du moment que l’on est partant pour mettre une cravate slim et une ceinture à clous.
J’en profite aussi pour signaler la réédition par 7th Heaven de deux immenses disques de J-Pop downtempo des années 90, qui marquent une autre orientation esthétique du label, dont je n’ai pas parlé jusqu’ici, afin de simplifier mon propos. Il s’agit de l’excellent EP de Rumi Shishido et des reprises cultes de Poison Girl Friend, et alors je suis obligé de vous parler du premier disque de cette dernière, Melting Moment. Sur celui-ci figure déjà une reprise incroyable de l’air de folklore russe « Дорогой длинною/Those were the days », air repris par Dalida sur le morceau « Le Temps des Fleurs ». Enfin bref, vous m’avez compris, j-pop, indie, emo ou shoegaze, si vous avez envie de comfy music et de ne plus jamais sortir de chez vous, la page Bandcamp de 7th Heaven est faite pour vous.