My Ever Changing Moods : les caprices du jeune Weller

The Style Council Café Bleu
Polydor, 1984
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Musique Journal -   My Ever Changing Moods : les caprices du jeune Weller
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« La cohérence c’est le nazisme » : c’est ce qu’avait répondu Bruno Dumont, lors de la promo du P’tit Quinquin, à un journaliste qui l’interrogeait sur le pourquoi du comment des différentes ruptures de ton de sa mini-série. Je savais que le réalisateur nordiste aimait bien les punchlines cryptiques et vaguement godwinesques, mais celle-ci m’était plus que les autres restée en tête, sans que je sache vraiment pourquoi. 

Ce n’est qu’en me plongeant récemment dans la discographie éclatée de The Style Council, le groupe lancé par Paul Weller après avoir dissous The Jam (alors que le trio néo-mod/new-wave était au faîte de la gloire) que j’ai commencé à cerner les raisons qui m’avaient poussé à garder la phrase de Dumont en mémoire. Même si a priori il n’y a strictement aucun rapport entre cette formation britannique, qui s’est illustrée pendant les années 80 dans toutes les déclinaisons de la sophistipop et de la blue eyed soul guillerette, et les propos d’un metteur en scène austère que je soupçonnerais par moments de n’être moralisto-christique que pour emmerder le monde (quoique).

Si cette citation m’a autant interpellé (et parlera sans doute à d’autres), c’est probablement parce qu’on se prend souvent soi-même à « s’éparpiller dans ses différents projets » et qu’on en hérite fatalement d’un vague sentiment de culpabilité ; que le monde nous répète sans arrêt qu’il faut savoir rester « cohérent avec ses idées » ; qu’on peut « changer de religion mais pas de club de foot », et autres variantes du développement personnel autour du cap du destin et de la boussole de la vie. Ainsi, ce (faux) adage balancé sous un (vrai) air de provocation pouvait aisément m’apparaitre comme un compagnon de route idéal, une béquille sur laquelle reposer mon instabilité honteuse et diffuse – exactement comme la musique et la carrière en dents de scie de Paul Weller dans les années 80, en somme. Et tant pis si j’interprète un peu n’importe comment les propos du prof de philo goguenard, ou que je transfère ce qui m’arrange dans le parcours post-Jam et pré-solo de l’éternel modfather. L’un dans l’autre, le résultat est le même : au moment où j’écoute le premier album du groupe, Café Bleu, l’indécision formelle de Weller et ses coups de guidon intempestifs me font beaucoup de bien. Jusqu’à me procurer un enthousiasme sans doute un peu démesuré, quelque part entre un sentiment de puissance vitaliste et une déculpabilisation envers l’existence et tout le reste – j’exagère un peu à des fins dramatiques, mais à peine.

Pour voir un peu où je veux en venir dans ma confusion, faites déjà un test et essayez de vous enfiler d’une traite Café Bleu si vous ne l’avez jamais fait auparavant. Si vous ne prêtez pas trop attention à la musique et que vous optez pour une expérience d’écoute passive, il y a de fortes chances pour que vous ne sachiez plus où est le nord, que vous ayez l’impression d’écouter une playlist aux algorithmes défaillants sur Spotify, ou que vous ayez simplement changé de disque en cours de route. Café Bleu est pour ainsi dire scindé en deux (voire en trois, voire semble chercher en permanence à se couper les cheveux en quatre) et enchaîne des styles et des affects qui auraient sûrement fait hurler plus d’un fan de The Jam à sa sortie, en 1984. Entre le jazz d’aéroport de « Me Ship Came In! », « The Paris Match » qui pourrait passer aisément pour un morceau de Diana Krall (et ses paroles en français tellement chic de Tracey Thorn et Ben Watt d’Everything But The Girl), « A Gospel » et son incursion rap parfaitement ratée, ou « Headstart for Happiness » qui reprend certaines envolées pastorales de son précédent groupe tout en en ayant gommé la hargne et les aspérités, Paul Weller pratique à l’égard des fans de The Jam la politique de la terre brûlée, brûlant sous leurs yeux son passé de punk rockeur énervé, et plus globalement son identité de jeune homme.

Car il ne faut pas oublier que ce jeune homme n’a que 24 ans quand il quitte The Jam sur un coup de tête deux ans auparavant – et même s’il a commencé la musique très tôt, on peut dire qu’en tant qu’individu, il est encore bambin. Mais c’est surtout ce virage inopiné, qu’il ne serait pas malvenu de lier à une forme d’impétuosité propre à son jeune âge, qui frappe. Entre le dernier single de The Jam, « Beat Surrender », et le premier de son nouveau groupe (qu’il forme au pied levé avec Mick Talbot, sidekick transfuge des Merton Parkas et accessoirement pianiste pigiste chez les Dexys Midnight Runners), « Speak Like A Child », il ne s’écoule donc qu’à peine trois mois. Ce qui frappe alors dans la production de Café Bleu (et qui sera une constante du groupe pour le reste de sa discographie), c’est la liberté de ton que s’offre Weller, quasiment seul aux commandes – si Mick Talbot évolue surtout comme faire-valoir de luxe, signalons tout de même la présence de Dee C. Lee, la petite amie de Weller, au chant et sur quelques compositions, et de Steve White à la batterie pendant quelques années.

En plus d’opérer (en apparence) une rupture certaine avec les premières amours de Weller, Café Bleu – qui reprend quelques compositions d’un EP inaugural publié un an plus tôt – présente une certaine étrangeté dans sa composition même. Déjà, son chanteur n’occupe le micro que sur la moitié des titres, un move plutôt surprenant de la part d’un type qui a l’habitude de prendre toute la place, et qui n’est pas du genre à déléguer. Pire : un nombre non négligeable de morceaux sont des instrumentaux, à l’image de « Mick’s Blessings », intro soul-jazz uniquement composée d’un solo de piano du Talbot en question – et de quelques claps et coups de tambourins pour faire bonne figure. La première moitié du disque s’aventure donc exclusivement du côté du jazz et de la pop (pour le dire vite, tendance jazz de balloche ou jazz d’ambiance), tandis que sur la seconde face, chaque piste explose en des myriades de genres et de sous-genres qui s’évertuent à sonner avant tout comme autre chose que The Jam – geste un poil forcé et pas neutre du tout.

La pochette ne dit également pas autre chose : vêtu de son trench long, de son écharpe à pois et de sa vibe très vieille Europe, Weller semble vouloir crier à la terre entière (un peu à la façon d’un post-ado qui chercherait à attirer l’attention, certes) que ce vieux monde n’est plus le sien. Et s’il faut asséner ses arguments plutôt que de les démontrer, il ne va pas se gêner, que ce soit via la musique ou les visuels exhibés tels des hochets : comme il le dit lui-même dans le docu télé consacré au groupe en 2020, il a quitté pour de bon les guitares électriques, les pubs miteux, bref tous les symboles moisis de cette Angleterre qui ne l’excite plus pour aller s’acoquiner du côté des cafés en terrasse, du bon goût italien ou français et des pulls en cachemire noués autour du cou – soit une certaine idée de la rébellion qui pourrait prêter à sourire, vu du pays de Christian Clavier et des notables de province, mais qui sommes-nous pour juger ?

Si on arrive à débroussailler le bordel qu’on a en face de nous, Café Bleu comporte d’ailleurs des morceaux assez fulgurants, comme « You’re The Best Thing », un slow à équidistance parfaite entre le sirupeux et le glorieux, où l’on se dit qu’il faut être un sacré acrobate pour pouvoir tenir la distance sur une telle ligne de crête (je vous conseille d’ailleurs cette reprise live de 2021 assez improbable avec Boy George et l’orchestre symphonique de la BBC), ou bien sûr « My Ever Changing Moods », un des morceaux du groupe qui a le plus marché aux US (information à relativiser puisque le succès de Weller est quasi inexistant outre-Atlantique), et aussi, incidemment, un de mes préférés. La version de Café Bleu diffère totalement de celle sortie en single quelques mois plus tôt : acoustique, Weller y chante dans un piano-voix intimiste, tout en murmures et chuchotements chaloupés, lesquels donnent l’impression d’assister à un rappel de Burt Bacharach pendant une hypothétique tournée d’adieu. La version single parue quelques semaines avant montrait quant à elle un Weller bien plus enjoué, léger, content d’être là en somme, et le rythme enlevé du morceau ainsi que ses cuivres et ses breaks de batterie invitent plutôt à s’en jeter un derrière la cravate Armani. D’une version à l’autre, les suites d’accords restent (sans surprise) inchangées, et renvoient au tube soul de Classic IV de 1968, « Stormy », comme le souligne le professeur de littérature comparée américain Thomas McLean dans la vénérable L.A Review of Books. Le texte de la chanson rappelle par ailleurs à quel point Weller est un parolier et portraitiste de la middle Angleterre bien plus fin et précis que nombre de ses héritiers qui s’en réclameront plus tard (au hasard : Oasis). Dans son texte, l’auteur met l’accent sur les paroles d’ouverture du morceau : « Daylight turns to moonlight, and I’m at my best ». Des paroles révélatrices de l’état transitoire dans lequel se trouve Weller à ce moment-là. De la lumière du jour au clair de lune, de l’acoustique à l’électrique, c’est le glissement qui compte. J’irai même plus loin : je pense que la carrière de The Style Council devrait être considérée exclusivement à l’aune de ce qu’on trouve dans ce glissement, à savoir l’espace interstitiel éphémère (mais crucial) entre deux humeurs (a priori) contradictoires.

C’est ce même interstice de quelques semaines qui a fait vriller puis basculer Weller de son premier à son second projet majeur. C’est ce même basculement, ce passage abrupt d’une face à l’autre, qui fait que Café Bleu est un disque coupé en son milieu. À vrai dire, chaque album de Style Council, aussi varié soit-il en style et en esprit, est construit ainsi – c’est peut-être leur seul vrai fil rouge.

Quel que soit le disque qu’on écoute, un des autres dénominateurs communs est la manière qu’a le groupe de « se faire plaisir » – je sais que c’est léger comme analyse critique, mais là pour le coup je ne vois vraiment pas comment le dire autrement. Il n’y a qu’à voir le clip de « Long Hot Summer » (leur troisième single, sorti avant Café Bleu, et un de leurs meilleurs morceaux), où Weller, torse nu huilé et sourire égrillard à bord d’une barque voguant sur la Tamise, s’amuse de la tension sexuelle qui se dégage de cette atmosphère bucolique, comme un pied de nez volontairement cheesy à ses vertes années bien plus éraillées et viriles. Même si le mouvement mod a longtemps cultivé une forme d’ambiguïté sexuelle, peut-être pas aussi frontale, disons qu’ici Weller met les pieds dans le plat. Partout dans la musique de The Style Council, ce n’est pas tant la volonté de « faire œuvre » qui préside que celle de s’amuser en le faisant – que ce soit sur « Long Hot Summer » donc, où le groupe s’aventure du côté de la sophistipop à tendance soul en pleine période Everything But The Girl/Tears for Fears, ou plus tard sur l’album Confessions of a Pop Group qui vire carrément piano-jazz avec une olive dans le martini. Signalons donc aussi leur album house assez ahurissant qu’il faut absolument écouter, Modernism: A New Decade, complètement impensable pour un artiste comme Paul Weller à cette époque. C’est d’ailleurs le refus du label Polydor, ne pigeant rien à ce qu’on lui mettra alors dans les pattes, qui entraînera la séparation du groupe peu de temps après. Weller lui-même ne pigea pas vraiment ce qu’il avait entre les mains, puisqu’il ira jusqu’à recaler les remixes d’un jeune producteur de Detroit qui s’appelait Juan Atkins (!), trouvant son travail « pas super carré ». Weller déclarera simplement plus tard, de manière laconique : « Les gens n’étaient pas prêts pour mon disque de house. »

Ça a l’air bête dit comme ça, mais ce qui fait que les disques de The Style Council ont conservé autant de fraîcheur à mes yeux durant toutes ces années (à défaut, comme on l’a dit, d’être des modèles de cohésion), c’est bien dans cette inconséquence qu’ils ont à déployer leurs badineries. Le groupe sait très bien gérer ce dosage de sérieux et de légèreté sans jamais basculer du côté de la musique-blague (ce qui serait parfaitement rédhibitoire), ce qui rend leur musique jazzy plutôt que jazz, le « y » faisant toute la différence – au même titre que Kool & the Gang est plus funky que funk, ou que, au hasard, Metz est plus noisy que noise. C’est particulièrement parlant sur un morceau comme « Dropping Bombs on the White House » sur Café Bleu, où l’on sent que les types qui jouent cette musique ne sont pas du tout des jazzmen, plutôt des mecs qui jouent aux jazzeux. Sans parler du fait que c’est amusant de voir un morceau de jazz pour cocktails qui parle de bombarder la Maison-Blanche.

Au-delà de la légèreté ou de la variété érigées en vertus cardinales, je me dis qu’à ce moment-là, la clé de voûte du groupe réside avant tout dans la hantise de son leader de vieillir. C’est toujours délicat de prêter des intentions à des artistes, mais je ne pourrais m’expliquer autrement cette course contre la montre de Weller ; comme s’il cherchait en permanence à rattraper sa propre candeur, conjurer l’idée que le présent est déjà le passé – ou quelque chose comme ça. Peu importe dès lors que certaines chansons soient assez foireuses, seul compte le fait de jouer, se réinventer, conserver à tout prix l’éclat de l’enthousiasme initial.

C’est vrai, dans tous les disques de Style Council, il y a, selon l’expression consacrée, à boire et à manger. C’est là que la phrase de Dumont prend tout sons sens, et qu’on pourrait la retourner en sophisme inversé : si la cohérence c’est le nazisme, est-ce que le désordre, c’est la démocratie ? Au-delà des accointances politiques de Weller (qui aura participé à la chanson-phare du Live Aid de Bob Geldof de 1985, aura toujours revendiqué ses origines prolétaires, soutenu Jeremy Corbyn plus tard, etc.), il y a dans la générosité de la musique de Style Council quelque chose de l’ordre du partage des pratiques. Comme un air de dire : servez-vous, il y en aura pour tout le monde, et d’ailleurs nous non plus on n’est pas spécialement des experts. Ça me paraît totalement sain et bienvenu comme approche, pour deux raisons : déjà, ça réactive l’idée matricielle du punk (et sa doctrine générale qui voudrait que la musique soit l’affaire de toutes et tous), mais également le fondement de la culture mod, qui serait vue ici comme une éternelle reconduction de ses principes actifs (pour le dire vite : la fixation de codes esthétiques atemporels combinée à la recherche constante de frissons nouveaux). Le tout en permettant à l’un comme à l’autre de ne pas s’enliser dans un formalisme poussiéreux.

Je ne peux pas m’empêcher de penser que Weller a tiré de ces années-là une façon d’être au monde réjouissante, qui serait de laisser parler l’instinct avant le produit fini ; que, d’une manière générale, c’est l’intention qui fait le larron, si on peut dire – parfois ça marche, parfois non, et de toute façon tout ça n’est pas bien grave. Alors certes, la start-up nation a aujourd’hui repris l’adage « Try Again. Fail again. Fail better » de Beckett en le souillant en mantra entrepreneurial. Mais il n’y a guère, à mon humble avis, que le type qui a un jour assumé de chanter « From the playground to the wasteground / Hope ends at 17 » sur un solo pimpant de flûte traversière en s’en tirant avec les honneurs pour lui (re)donner un peu de consistance dans la pop music.

Sans être une cure de jouvence en soi, cette foi absolue en son propre culot peut parfois constituer, comme dirait l’autre, un conseil avisé pour les jeunes générations – et les autres aussi.

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