On sait qu’il y a depuis quelques années un revival de la early trance, que des DJ/diggers en jouent et que des producteurs se mettent à en faire ou à s’en inspirer. Nous allons sans doute en parler prochainement et ce serait passionnant de comprendre comment et pourquoi ce genre mal-aimé du bon goût électronique a pu refaire surface si favorablement, en commençant par se demander si le bon goût de l’époque était sourd (et donc qu’il aurait dû en théorie valider cette musique) ou s’il a juste assumé d’avoir rejeté avec arrogance les prods trance des années 90, avant d’assumer avec la même arrogance de les adouber aujourd’hui. Il faudrait aussi se poser la question de ces affinités sonores qui se transforment au fil des décennies, et aussi la question de la patine, du passage du temps sur ces sons, en la mettant en perspective avec d’autres réhabilitations passées, je pense au soft-rock ou au jazz-fusion, et dans un autre délire à l’eurodance et au pop-punk. Est-ce un cycle installé de l’histoire pop, ou ces retournements de modes sont-ils le signe d’une crise de telle ou telle génération ? Quelle est la part de pose et de sincérité, et qu’est-ce qu’aimer la pop en 2022 sinon refuser de choisir entre pose et sincérité, et l’accepter comme une sorte de grand continent de la planète mode ?
Mais je ne vais pas répondre à ces interrogations aujourd’hui et plutôt rappeler une chose importante : il y a en fait déjà eu un revival trance au milieu des années 2000. Un revival moins puissant, certes, disons un semi-revival, mené d’un côté par Border Community à Londres et de l’autre, de manière moins directe, par Kompakt à Cologne. Certes, les tendances trance/prog du label de James Holden restaient dans une esthétique globalement cohérente avec la techno de l’époque, et je crois que l’aspect innovant de leur son frappait alors surtout parce que personne d’autre dans la scène dominante n’intégrait ces influences. Réécoutés presque vingt ans plus tard, leurs classiques (« The Difference Is Makes » de MFA, « A Break In The Clouds » de James Holden, le remix de Nathan Fake par Holden, « Do You Need Help » de Dextro remixé par MFA, etc.) me paraissent finalement beaucoup moins autres qu’à l’époque où je les avais découverts. En revanche ça reste des classiques, des chefs-d’œuvre de la musique électronique, le genre de choses touchées par la grâce à réécouter encore et encore et à faire écouter aux gens qui pensent que les vrais instruments, c’est mieux.
Kompakt, de son côté, avait pris en licence le maxi de MFA (sur son sous-label Kompakt Pop) et avait flairé le bon coup en dosant quelques-unes de ses innombrables sorties d’ingrédients trance adhérant parfaitement à sa base – à savoir ce son propre et riche, vigoureux quoique rêveur, foncièrement digital. On devrait d’ailleurs plutôt dire ré-intégrer ces ingrédients, puisque à leurs débuts Wolfgang Voigt et ses copains faisaient entre autres de la trance. En somme ce n’était donc pas un geste opportuniste de leur part d’y revenir une décennie plus tard : on peut qualifier ça de retour par petites touches, car le son des compilations Total et Pop Ambient restait néanmoins fidèle à la marque de fabrique de Kompakt, à cet éclectisme micropsychédélique à la densité sans cesse renouvelée. Mais au milieu de ce fascinant moodboard qu’était son catalogue, le label lancé par les frères Voigt (avec, on le rappelle, Michael Mayer, Jurgen Paape et Jorg Burger en 1998) avait néanmoins signé un « vrai » artiste trance : le Japonais Kaito, de son vrai nom Hiroshi Watanabe.
J’avais découvert le travail de Kaito par un remix qu’il avait réalisé du titre « Tomorrow » de Superpitcher, un remix superbe et poignant mais qui suivait plus la ligne romantique de Superpitcher que la ligne de Kaito, et ne sonnait donc pas aussi ouvertement trance que ses propres productions. Car la trance pratiquée par Kaito était une trance entière et dévouée, presque trop fidèle aux origines pour être écoutée par des oreilles post-modernes du début du XXIe siècle, une trance pas du tout « par petites touches ».
Watanabe a toujours été très productif au cours de sa carrière, démarrée dans les nineties. Il a sorti des tas de disques, que ce soit sous le pseudo Kaito ou sous d’autres, et on sent clairement l’artiste qui travaille tout le temps sans forcément trop viser l’innovation. Les instruments et les motifs n’ont pas l’air de beaucoup changer et là je me vais permettre une bonne grosse généralisation sur la culture nippone, attention vous êtes prêts : il est ENTRE TRADITION ET MODERNITÉ. Je veux dire qu’il compose de la trance à peu près comme s’il jouait des pièces de koto écrites il y a trois siècles, il n’est pas là pour se faire remarquer en tant qu’individu créatif mais pour honorer l’art en tant que création collective visant au dépassement de l’ego. Je nuancerai mon propos en signalant qu’il ajoute quand même une touche de sa personnalité dans la présentation de ses premiers disques, puisque ses pochettes ont été à plusieurs reprises des photos de celui qu’on imagine être son adorable jeune fils, qui doit aujourd’hui avoir l’âge de certains contributeurs de Musique Journal. Mais au-delà de cet élément d’intimité, les titres collent à la dynamique générale des morceaux : sur Special Life et A Hundred Million Light Years, ses deux premiers albums, c’est vraiment de la trance anonyme, au service du trip ou de l’apaisement, avec des beats certes un peu plus tendres que ceux de la trance historique – ils tapent moins fort, sonnent moins dressés – mais ne cherchent pas non plus particulièrement à attirer l’attention. Il y a un peu de deep house, un peu de Maurizio, un peu de Luomo, mais ça reste des emprunts qui se fondent vite dans l’édifice.
Et si jamais vous voulez tenter l’expérience sans drums, il y a les versions beatless de ces deux albums. Je ne vais pas vous embobiner en vous racontant que c’est du Lorenzo Senni avant l’heure, parce que là mais alors, pas du tout. Aucun editing spécial, pas de conceptualisation du geste de production, Kaito s’inscrit juste dans la tradition (encore une fois) des ancêtres ambient psychédéliques de la trance, je pense en vrac à feu Klaus Schulze et à toute la famille kosmische, à Jean-Michel Jarre, Steve Hillage, bref, à toutes ces plages aux vertus thérapeutiques, qu’on soit sous drogues ou non. C’est une musique qui s’ouvre en permanence et ça finit par moments par énerver, je sais pas comment dire, il y a un universalisme de l’émotion qui peut gêner : on aimerait parfois que le propos s’affirme plus, qu’il impose un angle. Mais c’est une exigence hors sujet, puisque Watanabe n’a, comme on le disait plus haut, pas vocation à parler en son nom ; ce qui l’intéresse en tant qu’artiste c’est simplement de servir la dimension cosmique de l’existence, qu’il explore à travers sa musique et aussi probablement en donnant la vie à un enfant. Une façon de reconnaître et de se soumettre au grand tout, même si j’ose imaginer que les mystiques japonais ont une meilleure manière de le dire. Les titres des plages indiquent l’esprit général du truc : « We Were Born Here », « Nobody Could Be Alone », « Awakening », « Everlasting », « Inside River » (ça doit être une image hyper classique des pensées orientales mais pour moi qui la découvre, je trouve ça très beau de se figurer sa rivière intérieure). Nos corps ne sont jamais que des passants tandis que nos âmes et nos cœurs eux, résonneront à travers les temps, transportés par cette musique d’éternité.
J’avais découvert Kaito à une époque où je subissais beaucoup la musique qui sortait, je trouvais qu’elle saturait mon espace sonore, et je traversais moi-même une phase de saturation dans ma vie. Contempler les pochettes très wellness de Kaito, et surtout baigner dans la lumière synthétique générée par ses compositions m’avait fait beaucoup de bien. (D’ailleurs ça me rappelle qu’en Scandinavie les gens qui souffrent du déficit de lumière pendant l’hiver se font des cures de luminothérapie avec des lampes spéciales, qui diffusent un simulacre de jour.) Je ne pense pas du tout que Kaito m’ait pour autant « sauvé », et je crois que la musique, même lorsqu’elle se veut aussi généreusement curative dans sa proposition, ne sauve jamais personne pour de bon : elle suggère, comme ces disques drumless, l’existence de temporalités unies, de cycles stables et harmonieux, mais comme elle ne nous permet pas d’y vivre, instaure donc malgré elle une tristesse, une frustration de n’être que soi, de n’être qu’ici. On se contente donc de contempler ces mondes de loin, de s’y soigner un petit peu, avant de devoir rejoindre nos vies sans début ni fin, où nous devons accomplir des gestes pénibles, parler, sentir, payer, éprouver des affects pas toujours fascinants et nous alourdir chaque jour un peu plus, en gardant pour tout souvenir de la beauté un petit paysage enregistré, lui-même réenregistré en moins bien par notre mémoire.
Un commentaire
bravo