Du jazz ambient qui se la raconte pas, ça nous change de ce poseur de Keith Jarrett et de ses petits copains d’ECM !

Germán Bringas Tunel Hacia Tí
Smiling C, 2021
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Bandcamp
Musique Journal -   Du jazz ambient qui se la raconte pas, ça nous change de ce poseur de Keith Jarrett et de ses petits copains d’ECM !
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Depuis le milieu des années 90, dans la banlieue de Mexico, il existe un lieu où, selon son propriétaire, tous les fous de la planète sont venus jouer. Chaque samedi soir s’y produisent des gens plus ou moins connus, pour ne pas dire plus ou moins inconnus. Ce temple voué à l’improvisation et à l’expérimentation s’appelle le Café Jazzorca et attire des artistes en marge des musiques dominantes. L’an dernier, le label californien Smiling C a édité une anthologie extraordinaire, Tunel Hacia Tí, compilant divers travaux de Germán Bringas, fondateur et patron du dit Jazzorca (dont il a aussi fait un label). Cet organisateur et musicien, logiquement mexicain, est le genre d’individu capable de créer des utopies, voire des hétérotopies concrètes dans les banlieues décaties du capitalisme tardif, avec pour seules subventions celles que l’hypothétique Seigneur au-dessus de nos têtes a daigné lui donner c’est-à-dire que dalle. 

En traînant sur le site de Jazzorca je suis tombé sur des coupures de presse mexicaine scannées et postées sans commentaire, qui répétaient que Bringas et son jazz-club bénéficiaient d’un statut mythique, voire mythologique dans les milieux expérimentaux mexicains. Un article paru le 31 mars 1998, écrit par un certain David Cortès, nous éclaire en ces termes sur l’aura du lieu : 

« Dans une ville immense comme l’est Mexico D. F., les services publics et les revenus ne sont pas les seules choses à être mal réparties : les divertissements, et les possibilités de se divertir n’abondent pas autant qu’on pourrait l’espérer. […] Trouver un lieu où s’exposent régulièrement des tendances musicales qui ne rentrent pas dans la norme n’est pas seulement rare, mais presque impossible. […] Les fins de semaine à Jazzorca sont devenues immanquables. Le succès, ou l’échec, des concerts dépend de la conjonction de différents facteurs, allant du public présent à la motivation de ceux qui vont jouer. Une chose est sûre, c’est que la musique se déploiera toujours sur la pente la plus risquée. […] Si Jazzorca se trouvait à New York ou en Europe, ce serait l’équivalent de la Knitting Factory ou du Smalls Jazz Club. Ce serait un point de passage incontournable pour les touristes mélomanes, mais comme cela prend place à Mexico, qui plus est du côté de Portales, le lieu ne reçoit à peine plus que l’attention d’une poignée de fidèles. »

En lisant le texte promo du Bandcamp, l’article du Daily qui l’accompagne, et en visionnant un mini-docu sur Bringas, on apprend que celui-ci a commencé à jouer du piano enfant, poussé par ses parents, sauf que les méthodes du conservatoire de Mexico n’étaient pas trop à son goût. Il faut savoir que la nature lui a offert une sensibilité toute particulière : il est doté comme Pharrell Williams du fameux don de synesthésie, qui fait associer sons et couleurs. Il a ainsi longtemps été obsédé par le « son » du bleu métallique. Bref : marre du solfège et des profs butés, Germán va poursuivre en semi-autodidacte son apprentissage de la musique. Plus tard, à l’université, dans les années 80, il assiste aux cours donnés par Carlos Castaneda, auteur-phare de la contre-culture américaine, qui a passé sa vie à transmettre les enseignements de Don Juan, un mystérieux sorcier Yaqui (peuple amérindien vivant entre l’État de Sonora au Mexique et l’Arizona aux États-Unis), et dont les leçons influenceront profondément Bringas. Peu de temps après la naissance de son premier enfant, Germán décide de quitter Mexico avec sa femme et son fils, qui malheureusement souffre de problèmes respiratoires dûs à la pollution de la ville. Cap dans les bois, vers le parc de la Marquesa, non loin de la capitale. Là-bas, entouré de nature, le jeune papa voit sa créativité décuplée ; il joue, il joue, il joue, multipliant les enregistrements sur cassettes et CD, pour son compte et pour des musiciens qui partagent ses vues et deviendront ses amis. À force, il ressent finalement le besoin de communiquer avec un public et repart à Mexico, pour ouvrir une salle de concert, doublée d’un label. C’est le début de Jazzorca.  

Si l’histoire toujours en cours de Jazzorca devait s’arrêter aujourd’hui, cette double compilation en serait une réduction essentielle. S’agit-il de jazz, d’ambient, de Fourth World Music, d’improv’ mexicaine ? J’ignore de quoi ce disque est fait. Je dirais juste, en citant Verlaine (allez là !), que « je me souviens qu’il est doux et sonore », et c’est pour cela qu’il me plait. Je parle de Fourth World, comme ça, l’air de rien, mais si vous êtes en train d’écouter l’anthologie, vous m’avez sans doute vu venir. Sans imposer une filiation, le fait est que le projet esthétique de Germán Bringas  (ou du moins les moyens qu’il se donne pour le réaliser) rejoint celui de Jon Hassell. Il se fonde sur la convergence d’une tradition séculaire, venue dans son cas de l’influence de Castaneda, et de la saturation technologique, dont témoigne la modernité de ses procédés d’enregistrements. Ce concept permet d’établir des rapprochements culturels et géographiques insoupçonnés, y compris parce qu’ils peuvent être imaginaires. Car si le travail de Bringas s’inspire sûrement de traditions musicales très ancrées, elle se nourrit aussi d’une multiplicité d’autres choses. Pas besoin de preuves : nous sommes libres d’établir nos connexions. Plutôt que de puiser dans un héritage musical mexicain supposé ancestral, la musique qu’on entend donne surtout l’impression de resurgir de racines profondes, après avoir été longtemps enfouie sous une époque où notre futur aurait déjà existé.

Cette musique trouve son équilibre et sa grâce dans une tension permanente entre des pôles dont les rapprochements mettent ici en lumière la caducité catégorielle : tradition et modernité, électronique et acoustique, le chaos de Mexico et la quiétude des forêts, mélancolie et plénitude, harmonie et dissonance. Elle ne se donne à mes oreilles que comme une totalité ; et si elle tient entre autres de l’avant-garde, on reste pourtant loin des sonorités parfois extrêmes de l’improvisation libre. Il s’agit plutôt d’un jazz insituable, aussi duveteux que pertinent.

Sur le morceau-titre « Tunel Hacia Tí », le son du saxophone me donne l’impression d’entendre des cris d’oiseaux aquatiques et de dauphins ailés, une symphonie d’insectes anthropomorphes. La plage intitulée « Exposición Al Cacio » fait partie des plus belles choses que j’ai écoutées au cours de ma vie, les premières notes de saxophone, puis tout ce qui vient ensuite. Je crois savoir que la notion de vérité esthétique a depuis des siècles été discutée par les philosophes, mais je me contenterai juste d’affirmer qu’à l’écoute de ces premières notes, j’éprouve une puissante sensation de vérité. Ce que je veux dire par-là, c’est qu’il n’y a rien à déplacer, à décaler, ou à modifier : ce que Bringas nous communique est édifiant ; à l’arrivée, le sentiment qui me traverse est du même ordre que celui que je peux ressentir en lisant une belle page d’un grand livre. Une satiété esthétique, la satisfaction de voir autrui exprimer par d’autres voies ce que je peinais à verbaliser avec mon propre langage. Sensation de plénitude, d’extase, soit pour moi le sentiment musical par excellence. Ce sentiment verlainien : doux et sonore.

La musique de Germán Bringas opère sur moi comme le ferait un rêve. Si je ne me souviens que très rarement de mes songes quand je me réveille le matin, il m’en reste en revanche souvent une vague sensation. Tantôt une sorte de joie enthousiaste, tantôt une incompréhensible mélancolie, voire de l’inquiétude. Je sais que le ressenti, bon ou mauvais, est lié à une chose « concrète » advenue en rêve, mais la plupart du temps, impossible de m’en souvenir et de comprendre cette chose. L’écoute de Bringas éveille en moi un truc similaire, comme si son saxophone et ses nappes de synthés venaient remuer mon marécage intérieur, sans que je sache exactement ce sur quoi il a mis le doigt. Ce trouble est bien connu, c’est celui que nous ressentons en face des belles choses : un sentiment limpide et évident, mais dont les racines le sont moins.

Chaque morceau mériterait son paragraphe, j’en resterai donc là. La découverte de cette compilation de Germán Bringas me laisse pantois. Car dans le fond, toutes ces rééditions d’œuvres passées inaperçues il y a vingt, trente, quarante ans, ne sont pas des histoires de défaites, ou encore moins de revanche que ces musiciens méconnus infligeraient à la société. On ferait mieux d’y voir l’humble recension de victoires silencieuses. Si échec il y a, ce n’est certainement pas du côté de Bringas. Sur de tels disques, ces artistes ne prennent pas leurs revanches, ils chuchotent leurs victoires. Et la vérité de ce genre de triomphe ne se mesure pas à la quantité d’oreilles promptes à l’écouter retentir, mais plutôt à la quantité de cris d’animaux imaginaires que l’oreille de chaque auditeur est capable de percevoir. À ce jeu-là, Germán Bringas l’emporte assurément haut la main. 

P-S. : en me relisant, je vois une autre coupure de presse sur le site de Jazzorca et j’y découvre que notre ami a parfois employé des instruments pré-hispaniques dans ses compositions. Si je n’ai pas cherché de preuves à mes théories du dimanche sur les racines réelles ou irréelles de son travail, voilà donc que je finis malgré moi par en trouver une.

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