C’est à l’occasion d’un séjour au Sénégal que j’ai découvert le shatta, une variété de dancehall très populaire sur l’île de la Martinique. Le pays de la Teranga ne constitue pourtant pas un réceptacle particulièrement privilégié pour les musiques afro-caribéennes, et c’est par accident, au détour d’une playlist Spotify, que j’ai été amené à naviguer entre une série de tubes mbalax sous attaya, des morceaux de sabar électronique signés Guiss Guiss Bou Bess, et soudain deux chansons, qui m’ont fait dire, comme on le dit parfois, qu’il se passait un truc. Il ne tient pas à grand chose, ce truc : deux titres d’à peine deux minutes qui s’enchaînent, mais ouvrent tout un nouveau champ de possibles ; la sensation d’entendre pour la première fois quelque chose (on ne sait pas trop quoi d’ailleurs) d’authentiquement nouveau ; la joie, l’émerveillement ressentis face à la découverte d’un monde qui vous était jusqu’alors étranger et dont vous ne soupçonniez pas l’existence.
Les deux tracks en question et sur lesquels je vais revenir en détails ici sont « Tic » de Maureen et « Mal à Dit » de Shannon, deux artistes martiniquaises qui chantent en créole et qui représentent le style shatta, une déferlante qui agite les Antilles depuis plusieurs années, mais qu’on entend aussi en Guyane, à la Réunion et à Maurice – une diffusion massive dans les DOM permise sans aucun doute par la capacité véhiculaire du créole. Ce choix linguistique se traduit en revanche par une absence manifeste d’intérêt pour le genre en métropole, au-delà de la communauté antillaise créolophone qui y est installée.
Avant d’essayer de définir ce qui rend le shatta si spécifique à mes yeux, comparé notamment à d’autres formes de dancehall, je vais faire un petit détour étymologique. À l’origine, shatta est un mot d’argot jamaïcain (plus ou moins) synonyme de gangsta – comme son paronyme « shotta », plus ancien, dont il semble être un dérivé. Le terme a par la suite été repris dans les Antilles françaises et plus précisément en Martinique, d’abord comme adjectif, mais toujours avec cette même connotation « street ». L’expression « trop shatta », dont la première occurrence remonte à 2012 sur Twitter, renvoie ainsi à des centaines de conversations pour désigner respectivement une soirée, une ambiance, une personne ou un son. Une meuf « trop shatta » par exemple, c’est une badgyal, une fille à la fois dark et désinhibée, qui assume sa sexualité. On trouve également tout un tas de variantes sémantiques comme « shattater », « shattanité », « se shattatiser », « shattatisation », je vous laisse imaginer un peu les différents levels de significations.
Un son « trop shatta », ce serait donc un son un peu voyou, dangereux, un son qui met la pression. C’est ici, vous l’aurez compris, qu’on arrive au shatta en tant que genre, un point de bascule assez récent et qui, pour le dire poliment, ne fait pas toujours l’objet d’un consensus très net au sein de la communauté antillaise (face aux attaques en règle, il convient de lire les différentes mises au point de DJ Chinwax). Sans vouloir nécessairement trancher ni même mettre mon nez dans un débat qui n’est pas le mien, j’ai tendance à penser que c’est le cas de pas mal de genres musicaux que d’avoir été nommés à partir de mots ou d’expressions existantes – à commencer par le jazz, qui nous viendrait de « to jass » = baiser ; c’est également le cas du grunge et du grime. D’ailleurs, je me suis récemment rendu compte qu’une des premières occurrences du mot « grime » appliqué au rap provient d’un article de Simon Reynolds chroniquant The Cold Vein en 2001 ; à partir du disque de Cannibal Ox, il se lance dans une musique-fiction (pas géniale, certes) où il imagine le futur du hip hop à travers une équivalence entre grunge et rap qu’il appelle « grime ». Je ne sais toujours pas s’il y a un lien de cause à effet avec le nom de la scène qui a émergé deux ans plus tard à Londres mais je trouve cette connexion souterraine absolument fascinante.
Mais revenons-en à la scène shatta elle-même. Dans le vaste magma des musiques caribéennes avec lesquelles il est parfois associé – en particulier le bouyon dominiquais (de la Dominique, pas de la République Dominicaine) et tous ses dérivés : jump up, bouyon soca, gwada bouyon, bouyon hardcore – le shatta se distingue par ses productions résolument électroniques, marquées par des rythmes plus lents, des lignes de basses très profondes ainsi que des percussions sèches et minimalistes. À bien des égards, le titre de Q.L.M. « La Shattanité » apparaît comme un morceau qui figure la transition entre bouyon et shatta. C’est à la fois sombre, squelettique et froid, ça se déploie lentement mais avec une remarquable intensité, ça ondule comme un serpent dans le bush et ça brille d’un éclat vif et glacé à grand renfort de voix autotunées et multi-trafiquées.
C’est que le shatta doit beaucoup au talent de ses nombreux beatmakers (Hazou, Lijay, JD, Natoxie, Digital), qui contribuent à forger une esthétique commune, en repoussant toujours plus loin la radicalité du son. Parmi les artistes et les titres un peu emblématiques, on peut citer X-Man, Vlg Rocki ou encore DJ Chinwax avec son fameux « Shatta ». Les voix sont graves et robotiques, les vibrations très digitales font l’effet d’une sorte de dancehall numérique. Sur « Bad » de Vlg Rocki, un des tracks les plus fous que j’ai pu écouter, il n’y a plus aucun pattern rythmique, le riddim n’étant plus le fruit que d’une poignée de notes de synthé.
On trouve aussi pas mal de femmes qui font du shatta, ou plutôt qui en font un petit peu autre chose, en y amenant ce truc pop qui me plaît beaucoup. C’est par exemple le cas de Shannon, une artiste de la première heure du mouvement, qui a sorti « Mal à dit » en 2018. Porté par un clip très DIY qu’on dirait tourné dans une chambre d’hôtel anonyme de la grande ceinture angevine – je cite ici les propos d’un ami –, « Mal à dit », dont la production est signée Hazou, réussit une sorte d’hybridation impossible entre dancehall et techno, avec des sonorités early grime et presque baile funk, dans ce truc forain à base d’accordéon qui reste présent du début à la fin du track. Outre le fait d’être parvenue à réhabiliter l’expression « chaud patate », qu’on ne pensait plus utilisée que par les seuls fans français de DeadMau5, Shannon y réussit l’exploit de me donner envie de siffler des bouteilles de rhum en pleine journée et de tout foutre en l’air au bureau : c’est irrésistiblement efficace, ça active ce genre de pulsions qu’on sent monter en soi et qu’on ne peut réfréner – bref, cette musique agit, à la manière de l’alcool de canne à sucre lui-même, comme un puissant désinhibant social.
Produit par JD, « Tic » de Maureen prolonge cette vision et la radicalise un peu plus : on y retrouve ce même côté robotique et proto-techno, avec une rythmique martiale, appuyée par des synthétiseurs tranchants à la Surgeon/Anthony Child, qui contraste pas mal avec la voix très juvénile de Maureen. Et puis il y a ce hook qui n’en est pas vraiment un, ce « dem a tic » répété en boucle, qui continue à vous trotter dans la tête bien après la fin du track et renforce le côté mécanique du titre.
L’année dernière, le musicien américain Ashland Mines aka Total Freedom, qu’on a souvent associé à la scène dite deconstructed club, assurait la sélection musicale du défilé Mugler à Paris. Si l’on connaît un peu le travail du défunt couturier (outre ses vêtements, il a également coréalisé le clip de « Too Funky » avec et pour George Michael), on ne s’étonnera pas que Mines ait choisi ces deux pistes pour accompagner les passages des mannequins sur le podium. Dans les clips de « Mal à dit » comme de « Tic », la danse occupe en effet une place centrale et ne met en scène quasiment que des femmes : la dimension d’empowerment est évidente, tout comme la réappropriation féminine des codes de la culture dancehall. Il y a cette inversion des valeurs, propre au carnaval, comme dans « Diss » de Maureen, où les femmes apparaissent toutes puissantes face à des hommes réduits au simple rang d’objets. Dans « Best », l’un des plus gros tubes de Shannon, au tempo upbeat un peu plus enlevé, c’est toute la culture moto/bagnole qui est revendiquée – rep à ça Rosalía. Je précise que je ne comprends pas grand-chose à ce que racontent Shannon et Maureen, qui chantent un mélange de créole martiniquais, de français et d’anglais – avec des emprunts à l’espagnol (« peligroso ») et à l’allemand (« ich liebe dich ») – mais j’aime la sonorité de cette langue ouverte et fluide qui épouse parfaitement les contours acérés des productions : à l’hybridation du langage répond la créolisation du son.
Dans Uproot (Travels in 21st Century Music and Digital Culture), Jace Clayton (aka DJ Rupture) fait émerger la notion de « world music 2.0 » pour évoquer ces musiques électroniques locales nées dans les marges de YouTube et devenues globales. Le shatta pourrait répondre à cette définition : ce que j’aime en lui, c’est son côté à la fois avant-gardiste et populaire, radical mais qui ne se prend jamais vraiment au sérieux, c’est l’ouverture d’une sorte d’impensé entre Beenie Man et Drexciya. C’est une musique qui n’a pas besoin de la métropole pour exister – alors même qu’elle propose bel et bien un avenir plus qu’excitant à la pop française.
Un commentaire
Merci pour la découverte. Ça serait cool de mettre tous les morceaux mis en liens dans l’article dans la même playlist youtube.