Mercurial World est un disque très calibré Pitchfork que je me suis surpris à adorer. On le doit à un couple d’Américains aux allures de vendeurs Urban Outfitters, voire aux looks de festivaliers en IDF, que très arbitrairement je n’aurais jamais imaginés capables de faire de la musique avec autant de finesse et de densité.
Mica Tenenbaum et Matthew Lewin sont encore à la fac lorsqu’ils forment le duo Magdalena Bay en 2016 : ils citent les influences de Grimes, Charlie XCX et Chairlift et font des morceaux qu’on qualifiera par défaut de pop électronique – ici un simple descripteur qui sert à dire qu’ils combinent de fait une bonne dizaine de registres pop et électroniques, récents ou vintage. Leur principal talent, sur ce premier album, c’est de faire en sorte que ce mélange ne paraisse jamais forcé, non parce qu’ils réussiraient à accomplir une fusion supposée « parfaite » de plans funky, de rock Billboard, de dance et de new-wave, mais parce qu’ils s’approprient tous ces langages sans les surestimer ; ils les considèrent plutôt comme les différents exercices d’un long karaoké extrêmement bien mixé. Leur vrai but dans ce disque est de faire de la pop au sens plein du terme : des chansons fédératrices qui font rêver, pleurer, danser, bref, les fonctions de base de cette marchandise musicale avant qu’on ne se mette à la sacraliser ou à l’intellectualiser (ce qui n’est pas un problème en soi, ce ne sont ni Musique Journal ni Audimat qui vont jeter la pierre). Si les coutures des divers répertoires restent discrètes, c’est en partie car cet horizon pop est total – j’allais dire “pur” mais ça n’aurait pas de sens ; l’intention ici est par essence impure, irrespectueuse des histoires et des codes, l’objectif est uniquement de faire des super hits qu’on garde dans la tête pendant des jours alors qu’on n’a rien demandé. L’image du mixeur ou de la centrifugeuse est souvent employée à raison pour illustrer cette démarche esthétique ultra-pop – mais pas hyper-pop, en revanche – et de fait Mercurial World agit comme un spectaculaire extracteur de jus, réservé aux professionnels, qui débite des tubes homogènes et savoureux.
C’est cette idée de saveurs, ces fameuses « flavaz », qui est 100 % opérationnelle dans le disque, même si étonnamment celui-ci commence presque mollement par rapport à l’intensité à laquelle il parvient par la suite. J’ignore s’il s’agit d’une prise de risque volontaire et de bon goût, un geste d’élégance et de retenue, ou s’ils n’ont tout simplement pas fait exprès, mais en tout cas ces titres d’ouverture pourraient laisser croire à un énième projet « electropop » prévisible, limite un truc français. C’est pas mauvais non plus, c’est même plutôt très sympa, mais ce n’est qu’à partir de « You Lose! » que Mica et Matt se lâchent vraiment : un morceau pop-punk pour collégiens avec des ponts riches en guitare acoustique digitale, et des refrains véner, bref un exercice de style comme je disais, mais qui montre des espaces, des harmonies hyper belles. Ensuite ça défile, l’enchaînement est vraiment dingue, je ne vais pas tout décrire, mais on passe en revue à peu près toutes les musiques aimées par les teenagers des vingt-cinq dernières années.
Ce qui est vraiment fort, c’est la qualité de l’écriture, l’intelligence du mixage, la façon qu’à la voix sur-artificielle mais néanmoins réaliste de Tenenbaum de tantôt s’entremêler aux instruments, tantôt d’évoluer dans son propre espace, comme on l’entend par exemple sur l’un des plus gros bangers du disque : « Chaeri ». Dans le genre chanteuse contemporaine, cette jeune femme se pose là : on parlait il y a quelques années de la « Rihanna voice » adoptée notamment par certaines meufs scandinaves dont la technique naturelle était pour ainsi dire préparée à l’autotune et aux autres outils de modification vocale, eh bien avec Mica Tenebaum, c’est le stade supérieur, on dirait qu’elle a carrément le don de placer sa voix là où l’emmènent les effets que Matthew Lewyn et elle sélectionnent. Ça me rappelle ce passage de l’excellent livre d’Adrien Dénouette sur Jim Carrey sorti aux éditions Façonnage, où il explique que pour The Mask, l’acteur discutait avec l’équipe chargée des FX afin de se mettre d’accord sur ses possibilités maximum d’extension faciale, afin de les caler sur les créations visuelles, de manière à ce que ça puisse être à la fois faisable et réaliste, ou du moins plausible.
Sur un autre morceau génial, « Prophecy », Tenenbaum mime l’interprétation cristalline du r’n’b grande époque, en frôlant l’Angleterre Spice Girls/All Saints/Sugababes – c’est superbe. Sur la suivante, la ballade « Follow The Leader », elle perd toute sa chair et n’est plus qu’un vocoder lointain, un ectoplasme de femme qui peut évidemment faire écho aux voix des Daft – d’ailleurs l’influence des deux Parisiens est particulièrement forte, je trouve, dans le son comme dans le concept, et on imagine que Discovery a dû être pas mal écouté par le tandem californien, dans cette perspective de construire un carousel épique de la musique. Le final du disque est particulièrement soigné, notamment avec « Dreamcatcher », qui réussit à harnacher une sorte de beat Jersey à des nappes romantiques et des chœurs qui font oooh-oooh, et un pont avec une montée à la tierce pas possible, plus supplément synthé. Franchement, y a du boulot, de l’inspiration, du panache, et sans jamais que ça devienne une pose de connaisseur qui ignore l’auditeur.
Le dernier morceau s’appelle « The Beginning », là où le premier s’appelait « The End », et s’il n’est pas aussi incroyable que les sept ou huit morceaux qui viennent de déferler, dans le genre disco-pop consensuelle sur Intermarché Radio je préfère dix fois ça à un titre de Juliette Armanet ou de Clara Luciani. Bref, ce sera votre disque crush de l’été si vous le voulez, même s’il fonctionnera toujours très bien cet automne puisqu’il est sorti en octobre dernier. Un album qui en tout cas nous rappelle que c’est le propre de la bonne pop music de pouvoir contourner les blocages socio-esthétiques de chacun pour convaincre directement par le cœur, la joie et la beauté bien écrite. Un monde « mercurial », volatil et changeant, certes, mais qui évoque aussi quelque chose d’apollinien par son exécution rigoureuse et raisonnée.