Je ne fouille qu’en de très rares occasions les bacs des occases CD dans les disquaires, ou alors avec un dédain un peu snob. Je m’attends toujours à tomber sur des trucs rigolos, new age et/ou pas du tout dans le coup, voire carrément incompréhensibles – et c’est souvent le cas, en fait. Il y a ce décalage temporel et esthétique qui me semble d’autant plus puissant que ces objets nous sont à la fois proches (les millenials, encore) et vraiment éloignés : une sorte de vallée de l’étrange du format. Ça ne me gêne pas du tout, j’adore rigoler ; mais quand je me rend chez le marchand de disques, c’est pour du sérieux – surtout que je n’y trouve jamais grand-chose, en vérité, à cause de mon esprit un peu dispersé.
Je sais que les maboules de la brocante et de l’item rare vont me tomber dessus comme un seul homme, mais c’est comme ça : je cherche avec application mais en gardant l’esprit « loisir créatif » ; et si je ne veux pas m’infliger les fonds de discothèque de tout les hurluberlus du département, c’est mon droit, non ? Je sais pas, c’est peut-être un blocage primordial, les causes sont légion en même temps : je n’ai pas le permis de conduire, de voiture et donc d’autoradio ; le disque compact revient à la mode, c’est sûr, mais flemme du Discman et de la chaîne Sony qui rayent absolument tout ; le souvenir très vif des colonnes architecturalement mythologiques de la collection de disques de mon père, légèrement flippantes et envahissantes ; Internet (et ouais).
C’était clairement parti pour se passer comme ça lors de mon dernier passage à Dizonord – antenne PACA –, magasin de disques bien calé à la fraîche. J’entre, discute avec le sympathique et indéboulonnable taulier Antoine « Ntn » Fontaine (par ailleurs co-gérant du label Few Crackles), puis commence mes caractéristiques – et un peu dramatiques – errances. D’un bac à l’autre, ça fouille, pour tomber sur un truc qui interpelle, l’écoute, hésite, puis le repose. Je réitère, poursuit mes pérégrinations, me désillusionne : encore une fois, rien pour moi ici. Est-ce une malédiction ? Ma comparse d’exploration a bien fouillé les boîtes à CD, elle ; pédant, je la raille presque – jamais tu ne trouveras autre chose que des machins de développement des ondes thêta, là-dedans ! Je m’apprête à quitter bredouille la caverne, puis une ultime hésitation : et merde, qu’est-ce que je risque à plonger moi aussi, au point où j’en suis ?
Je fais défiler la mince collection hétéroclite d’articles, et là c’est le véritable jackpot. Un butin inattendu que je ne pensais pas du tout trouver ici (ou trouver tout court, et en bon état, en plus !) : Appel D’Air de Michel Redolfi – encore un Marseillais, je vous jure, je le fais pas exprès. Si vous ne connaissez pas le nom, petit résumé : Michel est une sommité de la musique électroacoustique, il a participé à l’élaboration du GMEM (équivalent marseillais du GRM), pas mal bossé aux États-Unis, et notamment développé le concept de musique subaquatique, basée sur une immersion des systèmes de diffusion et des auditeurs en milieu aqueux, ainsi que des méthodes de composition et de sound design dédiées. On est dans l’essence même des années 80, esthétiquement et conceptuellement : tout est possible, les révolutions techniques sont choses courantes et bénéfiques, et c’est évident à l’écoute.
Appel D’Air est en fait une anthologie de trois pièces du Marseillais, éditée par l’INA-GRM en 1993, soit l’année même où le 26 mai Basile Boli pétrifiait le gardien milanais Sebastiano Rossi et offrait la victoire en Ligue des Champions à l’OM, cette fameuse étoile sur le maillot. Un anthologie composée d’Appel d’air donc, puis Jazz, d’après Matisse et Portrait de Jean-Paul Celea avec contrebasse. Je ne sais pas pourquoi, mais ce disque m’a instantanément fait penser, par le soin apporté à sa conception et son allure intrinsèquement nostalgique et futuriste, aux travaux de Lee Gamble – notamment Exhaust et In a Paraventral Scale. Et même si la correspondance peut sembler hasardeuse, je m’y tiens : Redolfi me fait penser à une sorte de Lee Gamble marseillais, ou alors Gamble serait le Michel Redolfi londonien ? C’est en tout cas un musicien étendu et appliqué, en recherche d’une exquise synesthésie, de mouvements graves et gracieux. Écoutez « Envol », « Les plaines suspendues » et « Un lac énigmatique », les trois premiers fragments d’Appel D’air : il y a toujours quelque chose qui flotte là-dedans, un mystère qui se trame ; la matière y est noble, préhensile. C’est la félicité, on navigue dans l’éther des mondes supérieurs synthétiques et charnels. Je me réconcilie sans peine avec le CD en écoutant ça – non que nous fûmes vraiment fâchés, mais bon.
Là où Redolfi est aussi très bon, c’est dans une gestion des dynamiques, des silences et des timings qui tient du miracle sonore – « L’azur céleste », donc. Cette attention très resserrée portée aux sons et à leur agencement est une caractéristique des musiques éléctroacoustiques, on le sait : cependant, le compositeur pratique ici avec une telle musicalité, un sens si inouï du jeu que l’on se croirait en train d’évoluer au sein d’un univers foisonnant et étrange, mythique, parfois un peu inquiétant. Jazz, d’après Matisse (encore un titre de pur dingo, une évidence, que j’aurais adoré trouver) est une pièce bien plus acérée que ce qu’elle précède : toujours très juste dans sa construction, elle est plus lunaire, et ne s’interdit jamais la simplicité formelle. Des fois, il y a aussi des prises de son un peu plus brutes, voire naturalistes, qui élargissent l’écoute et amplifient encore l’aura des sonorités digitales. Ce sont de petits environnements cohérents, reliés en de nombreux endroits (une « mondialité ») que Michel Redolfi nous présente, qui tiennent sans problèmes seuls et ensemble – j’adore « Le cauchemar de l’éléphant blanc – précédé d’une chinoiserie » et « Le cow-boy – entouré de deux chinoiseries », c’est magnifique, expérimental et accessible, faut faire écouter ça aux enfants !
Ce disque, qui peut donc s’appréhender comme une multiplicité de fragments, une trilogie et une über-pièce, se clôture sur une collaboration avec le contrebassiste Jean-Paul Célea. Comme pour les deux autres pièces, on aurait pu finir avec quelque chose de très complicado, qui aurait très mal vieilli, mais encore une fois, la maîtrise et la clarté du propos de Redolfi rend le tout prodigieux. Il y a des sonorités vaporeuses qui pourraient sonner bien kitsch mais qui sont là juste parfaites, des paroles qui se mêlent avec des amas de matières cristallines et synthétiques (il me semble qu’on retrouve du Synclavier un peu partout sur le disque) ; de la contrebasse donc, une foule de petites ponctuations électroniques, des impros simples et sexy. On est à la fois dans le Grand Bleu et dans Lost Highway, chez James Ferraro et Joëlle Léandre, dans quelque chose de super méditerranéen et totalement américain – « Avec Ray Ban », « Terrible et détunée » : alerte au titre pour chaque morceau ! Il y a ce côté très jazzy-prog-expé (carrément ambient des fois, il faut le dire) mais pas lourdingue, à la fois pointu et bien popu, qu’apporte la contrebasse, mais qui irrigue aussi les deux autres pièces, de façons certes assez différentes.
Avec ce Portrait de Jean-Paul Celea avec contrebasse, la correspondance avec la peinture devient évidente – même si le coup de faire référence à Matisse dans le titre et de mettre une peinture du mec sur la pochette était déjà un indice plutôt énorme. On peut voir se dessiner, par les paroles, le jeu des instrumentistes, l’interaction des textures et des trames, l’esquisse de deux musiciens en train de faire : l’un développe, l’autre saisi et transforme. Ce rapport entre création électroacoustique et peinture n’est d’ailleurs pas du tout quelque chose de novateur ou singulier (je pense par exemple à Knud Viktor, « peintre sonore » danois et luberonnais d’adoption, ou Luc Ferrari et certains de ses « Presque Rien »), mais trouve dans cette trilogie un aboutissement vraiment intéressant.
Je connais assez mal le reste de l’œuvre de Redolfi mais rien que pour ce disque (et celui-là aussi, mais c’est une autre histoire), ce monsieur plein de charme peuple désormais mon panthéon personnel. Faites-vous plaisir : écoutez donc cet album puis immergez-vous – à la piscine, à la mer, dans le canal, ou votre baignoire –, les oreilles encore pleines, je vous jure que vous ne le regretterez aucunement.
Un commentaire
Sacré truc et c’est vrai qu’il y a un côté Lee Gamble !