Bien qu’elle soit mentionnée par Rhoda Tchokokam dans la section de Sensibles consacrée aux liens entre zouk et R&B , je dois avouer que je ne connaissais quasiment pas Jane Fostin. Cette Guadeloupéenne native de Basse-Terre n’est pourtant pas n’importe qui : elle démarre au mitan des années 1980 avec les tout-puissants Aiglons, puis enchaîne les chœurs pour les Disques Debs, avant de passer par le Zouk Machine époque « Maldòn ». Et rapidement c’est la carrière solo : sur une décennie, entre 1997 et 2007, elle va en quatre albums se fabriquer un son entre new jack/swing, R&B et zouk donc, varièt’ aussi, avec des incursions dance pompières et non négligeables. Elle bossera avec du beau monde (Jean-Michel Rotin ou Arsenik, par exemple), fera un Disney, lâchera quelques tubes (« La Taille de Ton Amour »), ce qui est déjà un bel accomplissement dans ce monde régi par la performance.
J’incarne définitivement le cœur de cible de ce mélange mais cela n’empêche que celui-ci me manque la plupart du temps, même si c’est de très peu. Ça sonne très bien attention, il y a notamment de très belles choses éparpillées, mais quand même : Il y a quelque chose dans la diction et la manière de chanter de Jane d’un peu trop massif et lisse pour moi, une solennité de diva, dans une fausse distance, qui manque peut-être d’un peu de mobilité et de vivacité malgré les gesticulations. On est à la lisière de l’apothéose et c’est d’autant plus frustrant.
Il existe pourtant deux exceptions notables à cet inassouvissement, deux morceaux diamétralement opposés et qui passent de l’autre côté pour entrer dans le domaine de la perfection un peu sleazy : « Pas de Glace » en duo avec Medhy Custos (encore un oublié, tiens) dont le refrain est impossible à extraire de l’oreille une fois tombé dedans, et qui ne m’avait d’ailleurs pas loupé lors de sa sortie en 2005 ; et puis « Je veux vivre », bombe euro-house à première vue connue, selon ma femme du moins, qui était une sacrée tartineuse niveau vidéoclip dans sa jeunesse, mais que je ne connaissais donc pas jusqu’ici et sur laquelle je m’enjaille comme un dingue depuis quatre jours.
Déjà il y a ce clip vraiment super réalisé par Jean-Claude Barny (artisan bien connu de la vidéo musicale à qui l’on doit par ailleurs les films Neg’ Marrons et Fanon, sorti le mois dernier) où la majorité des protagonistes sont noir·es, ce qui est revigorant pour l’époque/le genre musical/le pays et remet les choses en place. Une œuvre qui en plus se déroule vraisemblablement dans les environs de Château d’Eau et fait intervenir nos biens connus et adorés (quoiqu’un peu forceurs) racoleurs capillaires. Jane y est tout simplement magnifique, elle chante qu’elle veut, je cite « vivre au milieu de la musique, être libre sans jamais la quitter », un vers que je trouve bouleversant de simplicité et de véracité. N’est-ce-pas ce que l’on veut toustes ? Ça serait pas ça, le vrai projet, franchement ? Jane présidente bordel !
Ce qui est fou c’est que l’instru – composée « par les producteurs de Cher » nous apprend Wikipédia et effectivement, le canevas est une décalcomanie augmentée de « Believe » –, cet ascenseur à sens unique vers l’exaltation, est l’écrin parfait pour sa voix, tant qu’on se demande si la chanteuse ne s’est pas gourée dans le choix de ses options. Le verrou qui l’empêche d’être dans l’alignement saute carrément, elle est libre, à l’aise, dedans : j’en suis sûr, c’est bien la house qu’elle aurait du prendre comme majeure à la fac, sa voix est taillée pour ça. « Septième Ciel », l’autre saucisson dansant de son LP Vivre Libre sorti en 2000 laisse peu de doute d’ailleurs, et n’oublions pas que la dame a fait ses armes dans la dance gros sabots, elle connaît la chanson si j’ose dire.
Mais mon histoire avec Jane ne s’arrête pas tout à fait là, pas encore, puisque deux nouvelles protagonistes font en effet irruption : ses sœurs aînées Klod et Marika, musiciennes à la carrière moins grand public mais plus solidement ancrées dans le zouk, partageant avec la cadette un sens certain de la dramaturgie et une compréhension toute personnelle de la variété. C’est même là ce qui les lie, je crois : une même volonté de faire exister sa musique, de tracer une route singulière mais caractérisée par une certaine familiarité avec les deux autres. Familiarité dans tous les sens du terme, car elles enregistrent les unes pour les autres, mais aussi avec tout ce que l’île compte de zikos dans le coup à l’époque : on retrouve par exemple les noms de Gilles Floro, Luc Léandry, Henri Debs donc ou encore Rigobert Montpierre dans le parage des leurs, de Klod notamment. Leur musique possède une saveur commune indéniable, notamment dans la façon dont elles utilisent la voix.
Commençons avec Klod. Elle, c’est dans ses chansons qui s’éloignent le plus du zouk tradi et viennent se frotter clairement avec la variété cheesy, où elle chante en français et non en créole d’ailleurs, qu’apparaît cette même volonté de faire place nette, de forger du tube clair et sans équivoque. « Je ne serai plus à lui » que j’ai choisi pour illustrer mon propos est un bon exemple : sa diction y est parfaite et appuyée, encore une fois un peu trop, théâtrale. Rien ne déborde de l’instru, la section rythmique laisse peu de place à la divagation, même les solos de sax restent dans le sillon ; la tourne est basique mais agréable, on a une structure qui ne cesse de faire revenir le même avec une obstination presque suspecte, le tout pour dire le plaisir d’une relation qui se finit enfin mais avec un soupçon de regret quand même – sans déconner les lyrics les plus antillais de la Terre. À la moitié du morceau quand même ça décolle un peu, montée harmonique, les chœurs responsoriaux et Klod qui se lâche, la gratte et le piano électrique qui se répondent, la basse qui tricote, mais on reste dans le sage tout de même.
En fait, ce que réussit Klod en toute décontraction, c’est de mettre en place une slow jam francophone, quelque chose qui s’émancipe un peu du slow conventionnel sans jamais vraiment le quitter, elle tente un truc pour forger SA variété, SA musique à danser, un peu comme sa petite sœur plus tard donc. C’est méga-cringe et un peu vieillot (cf. « À Saint-François ») mais le charme est indéniable. Klod c’est le drama et même si ça me met un peu mal à l’aise je ne peux que valider ça (cf. « Indispensable », et notamment le solo de gratte qui déménage).
Si l’on remonte le fil de la sororité, chronologiquement j’entends, nous arrivons enfin à Marika. Marika, la plus strictement zouk des trois (pour la culture G : la fratrie Fostin comprend sept membres), respectant le cahier des charges à la lettre, comme dans ce « Baye lanmou » de 1992. Le sujet est respecté – si j’en crois mon créole tout rouillé, la chanson est un adieu à l’amour –, la forme est effectivement stéréotypique, on a les stabs de cuivres qui débordent et un chant en créole, mais la mise en son est plus osée, ça lâche des samples cartoonesques dans tous les sens, des boings boings, des voix de minettes anglo-saxonnes, et y’a même un rewind qui sort de nul part, c’est carrément l’hallu ! Sous des allures respectables et plutôt classiques Marika tente des trucs, et même avec une passion qui manque parfois un peu à ses sœurs : « Pour te rendre fou » (1997) par exemple, ce compa en français avec accordéon svp, il est dédicace au camarade Kulpinski qui je l’espère le validera.
Et parce qu’il faut boucler la boucle, je finirais avec « Arété Palé » dans lequel je sens vibrer quelque chose de profond et d’un peu deséspéré, deep comme dans la deep house mais dans une version caribéenne et instrumentale, chargée en saudade, qui répond au « Je veux vivre » de Jane comme un négatif. Les sœurs Faustin c’est un peu comme trois sœurs Haliwell du coup, mais leur pouvoir c’est plutôt de réinventer sans cesse la variété qui se danse, ce qui est quand même mieux que figer le temps je trouve (si, si).