La carpe, le lapin, et la musique désinvolte d’une semi-divinité texane

Shit and Shine Jealous Of Shit And Shine
Riot Season, 2006
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Musique Journal -   La carpe, le lapin, et la musique désinvolte d’une semi-divinité texane
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C’est sans doute très naïf, mais je me dis souvent quand j’écoute certains morceaux : voilà des gens qui ont réussi leur vie. Finalement, il suffit de pas grand-chose. Être au bon endroit, au bon moment, tomber sur une connaissance qui s’est levée du bon pied, et se retrouver par miracle au beau milieu de la prise d’un truc immortel.

Prenez le live de Captain Beefheart et son Magic Band chantant « Electricity » sur la plage de Cannes en 1968, par exemple. Cette bande de types avec casques de chantiers, grands chapeaux crados et vestes trop chaudes. Ces humains heureux de bouger en rythme sous le regard mi-inquisiteur mi-blagueur du Captain, Mr Don Van Vliet himself ! La mise en scène est complètement absurde, et pourtant on ne perçoit aucun malaise devant la caméra, rien d’autre qu’une pure grâce louche, à jamais inoubliable, et qui rayonnera quelque part dans la mémoire du Grand Internet pour des siècles et des siècles.

Puisqu’on parle de grâce, regardez Grace Slick quand elle se concentre et commence à chanter « Volunteers » avec Marty Balin par un beau petit matin de 1969 ! Son sérieux malgré l’épuisement ! Les mouvements de tête de Spencer Dryden à la batterie à côté ! Dites-moi, est-ce que ces trois individus, Jefferson Airplane dans son ensemble et tous les gens avec eux sur la scène à ce moment-là ne sont pas à l’aise, parfaitement et éternellement à leur affaire, ronronnant dans la musique, indifférents à la merde ambiante, lumineux au milieu des ténèbres ?

Quand on a vu des trucs pareils, est-il est encore possible de douter que tout ça a un sens profond, et finalement joyeux ?

Toutes ces personnes sont d’une certaine manière magiquement immortelles, voilà.

Eh bien, sur un mode mineur, refroidi, bas, souterrain (très), mais dans un même registre solaire/arraché, je suis persuadé que c’est exactement ce type de magie qui opère à l’écoute de Jealous of Shite and Shine, de Shit and Shine, sorti en 2006.

Imaginez une musique changeante comme la couleur des nuages, mouvante comme les reflets sur le dos d’un poisson jouant à la surface tumultueuse et glacée de la Red River. On crève de chaud encore aujourd’hui, alors ça me semble une bonne idée de prendre un peu de temps à rêver comme ça, à rêver doucement de musique et d’eau fraîche, à rêver de Shit and Shine…

L’affaire Shit and Shine pivote depuis 2004 autour d’un musicien texan, Craig Clouse. C’est un one-man band parfois proliférant, un organisme musical ayant tendance à gonfler dans l’eau comme les raisins secs dans le rhum : un peu, mais pas trop. Craig Clouse et ses associés épisodiques ont laissé loin derrière eux, et depuis longtemps, toute notion de genre musical. J’ai l’impression que la seule chose qui compte vraiment dans cette musique, c’est de trouver des connexions de cours d’eau sous-terrains, de s’enfoncer dans le chemin du sludge, entre un sentier techno et une randonnée industrielle, de gambader déguisés en lapin ou en mousquetaires flippants, et de bondir d’un sous-genre à l’autre sans avoir l’air de s’inquiéter de quoi que ce soit.

Jealous of Shite and Shine est un album parfait, c’est un rêve de simplicité obsédante. Je ne me lasserai jamais de le lancer, et de l’écouter partir tout seul comme un coureur stressé. C’est la rencontre de Throbbing Gristle et d’Underground Resistance, « d’une machine à coudre et d’un parapluie » (pour citer Lautréamont). C’est un labyrinthe tranquille, au sein duquel le Minotaure ne s’en prend qu’aux puristes. C’est plein de ballades en fait, on se dit que c’est presque une sorte de country à la Hasil Adkins par moment (« Kitten Mask »), et puis en fait non c’est du gabber (« When Extreme Dogs Go Wrong »), ou bien peut-être que c’est du rock garage (« Unchained Ladies Shopper ») ? Bon, comme dans tout labyrinthe, il ne faut surtout pas chercher la sortie, il faut s’abandonner.

Et alors c’est juste lourd, rugueux, simple, dansant. Cette petite troupe de morceaux est plus envahissante que des enfants capricieux et bruyants dans un wagon bondé, et plus bigarrée que la grande symphonie anarchiste que joue chaque volée de pigeons.

Le sortilège prend la forme d’une série de tubes fonctionnant sur le modèle de la petite musique entêtante. « Practicing to be a doctor » tient fidèlement compagnie à mes tocs, à mes petites manies de chantonneur obsédé depuis pas mal d’années. Si peu de journée passent, pour de vrai, sans que je me surprenne à tapoter le rythme de ce trésor de 30 minutes, à le jouer en grinçant des dents, en claquant la langue, en sifflotant. Ça ne me sort jamais de la tête, et toutes choses étant égales par ailleurs dans le royaume de ma monomanie je pense que cette recréation géante d’un morceau des Strangulated Beatoffs datant de 1990 est une sorte de carburant surnaturel. À ce niveau de démesure, peut-on d’ailleurs encore parler de fragment d’un tout ? Ne faudrait-il pas plutôt accepter qu’il y a dans le monde vibrant de la musique des super-morceaux, tout comme la science nous apprend qu’il y a dans l’univers infini autour de nous des super-Terres géantes plus ou moins hospitalières ?

Shit and Shine est le genre d’organisme musical qui bousille complètement une expression comme « génial touche-à-tout », en la rendant définitivement impropre à la consommation.

En effet, peut-on sans peur du ridicule affirmer doctement en 2022 qu’un bonhomme qui tape sur des pads de percussion avec un chapeau de cow-boy est un génie ? Non, certainement pas.

Et est-ce que quelqu’un peut dire précisément et avec certitude à quoi touche ce gros capharnaüm explosif-fixe-hyperactif-décontracté ? J’ai un gros doute.

Et pourtant je ne peux m’empêcher de penser que, quelques décennies après le petit hiver nucléaire qui se profile, une personne s’avisera de construire un lieu où l’on viendra vénérer avec émotion les personnages des grandes aventures musicales du passé, les semi-divinités bizarres et douteusement mythologiques de la danse d’autrefois. Et cette personne pourra, sans peur de se tromper, sculpter dans un bout de bois radioactif les petits D’Artagnan et Aramis fluos qui jouent à saute-mouton sur la pochette de Jealous of Shit and Shine… pour la faire figurer dans ce panthéon.

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