Toujours à contretemps et hors du monde : And Also The Trees n’en seront jamais (et c’est justement le but)

And Also the Trees Virus Meadow
Reflex Records, 1986
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Je pourrais citer beaucoup de groupes que j’ai adorés et que je ne peux plus écouter. Mais And Also The Trees restera le premier de la liste. Je voudrais ici revenir de mon mieux sur la ferveur façon K-pop stan qui m’a saisie à la fin des années 80 pour cette formation britannique, ainsi que sur ma relation toujours ambivalente avec cette espèce de pureté artistique qu’ils essayaient de représenter.

Un jour de début 1988, David, mon meilleur ami de l’époque, m’a fait écouter chez lui ses deux nouvelles acquisitions, Unknown Pleasures de Joy Division, puis Virus Meadow d’And Also The Trees. Nous aimions jusque là des choses comme The Cars, Woodentops, INXS et des musiques plus anciennes, plutôt héritées de nos parents. Nous n’avons pipé mot pendant l’heure et demi qu’a duré cette séance et j’ai immédiatement senti que ma vie avait basculé. J’attendais certainement qu’elle bascule, j’avais 17 ans, et je m’emmerdais énormément…  J’ai ce jour-là vu la lumière, ou plutôt son exact opposé. J’ai vu le sublime. J’ai vu se formuler exactement dans mes oreilles toute une énergie noire que j’approchais déjà à tâtons par ailleurs, dans la fantasy et la littérature beat par exemple. J’ai immédiatement deviné là-dedans la possibilité d’être quelqu’un, d’être pour ainsi dire dangereux, parce que cette noirceur allait pouvoir être revendiquée. Le lendemain ou à peu près je jetais toutes mes fringues de couleur, forçais ma pauvre mère à me payer des Doc Martens noires coquées, et rangeais dans un tiroir très bas sous la commode tous mes disques de Chris Rea, Higelin et Supertramp qui d’ailleurs prenaient la poussière depuis quelques années déjà. J’étais devenu « cold ». 

De l’album de Joy Division je n’ai finalement rien à dire, tout à été dit et je l’écoute encore régulièrement, parce qu’il est très bon, tout simplement – c’est d’une certaine manière mon premier disque de dub. Le cas And Also The Trees est plus compliqué. Il s’était opéré entre eux et moi une conjonction parfaite, bien plus qu’avec Joy, que je voudrais tenter de définir ici.

Essayons donc d’évoquer le choc ressenti au moment de la première chanson de l’album, la très emblématique « Slow Pulseboy ». Une voix parlée arrive presque in media res sur une guitare répétitive tendue, avec ces mots : « Somewhere the blast furnace explodes », je ne comprends pas tout, bien sûr, mais je sais qu’il y a eu une explosion et que quelque chose se déplace, une lumière ? un écho ? « From horizon to horizon »… Je suis dans une peinture représentant un genre de rituel, pas très différente de mes lectures de l’époque ; des réminiscences de Poe ou de Lovecraft, et des images simples, puissantes. Certaines des paroles de cette chanson me porteront longtemps… « I could move in the space between his heartbeats », ou la plus banale, mais très efficace sur un cœur jeune et brûlant : « Dark red rivers filled our veins with frenzy ». La batterie ne démarre pas avant la fin de la première minute, accentue la tension ; l’on reste dans cet agencement simple, où la guitare marque des à-coups rythmiques de plus en plus appuyés, assez longtemps pour que nous commencions à exiger l’arrivée de la cavalerie, incarnée dans cette fière et ardente guitare-mandoline, typique du son d’And Also The Trees, d’une grandiloquence envolée, lancée, jetée au feu. Elle déboule vers la deuxième minute, prend l’auditeur et lui dit « this is it » ; elle lui dit : « Je viens te montrer quelque chose de grand, d’immatériel, je viens te donner une pure énergie, un flux nu, je viens t’offrir la noirceur, elle sera ton dieu séculier. »

Or justement, j’arrive vierge, je ne sais rien de rien, je ne comprends rien, je n’ai aucun outil d’analyse, j’ai 17 ans, aucun de mes amis à part David ne s’intéresse à la musique, je lis encore très peu sur le sujet, et je n’ai surtout jamais véritablement croisé de poésie brute de mon existence. 

La noirceur des Trees, un peu comme la détresse du blues, ne cherche pas du tout à se justifier – là-dessus, elle rejoint celle de Joy Division. Mais surtout, elle ne s’insère dans presque aucun autre discours ou agencement social qu’elle-même. Mieux, elle prétend en sortir, elle prétend tous les rejeter. C’est du rock oui, car il faut bien un médium, mais c’est surtout du noir. C’est du noir pour le noir – comme on dit l’art pour l’art – et cette sombre brillance qui flotte dans l’éther te propose de boire à son sein. Ton âme sensible vient d’être d’une certaine manière sauvée par cette présence impossible ; elle vient de découvrir un objet parvenu hors du monde par un effort très certainement surhumain, ou surnaturel, et qui ne veut surtout pas y retourner, jamais. 

C’est ce qu’exprimaient bien plus maladroitement leurs photos de presse, ou la malheureuse pochette de Farewell to the Shade par exemple : je n’y vois maintenant que de très jeunes gens déguisés en poètes, qui essaient d’avoir l’air pénétré. Mais leur look para-victorien, entre disons Peaky Blinders et William Morris, était probablement une manière de se sortir de leur temps ; une façon d’être sinon anti-modernes, au moins anti-postmodernes. Je veux dire par là de (tenter de) se dégager ostensiblement du flux infini d’informations et de signifiants avec lequel les artistes tissent en général leur art. Cela demandait un vrai courage que peu de groupes rock sont arrivés à véritablement exercer : s’interdire toute distance réflexive sur son sujet. La pop a toujours été, depuis maintenant cent ans, très imbue de sa capacité à se penser elle-même, à savoir se situer dans la grande toile des références et des filiations : And Also The Trees s’y refusaient absolument et toute leur magie dépend finalement d’une suspension du jugement esthétique. Ni ironie, ni positionnement dans ou autour des genres et des tribus, mais beauté spectrale, floue, impossible à saisir dans sa forte et juvénile gravité. Même les autres groupes assimilés au gothique que j’allais écouter en boucle très peu de temps après cette séance chez David, comme par exemple Bauhaus, Legendary Pink Dots, Minimal Compact ou Cassandra Complex étaient bien plus ancrés ; nombre d’entre eux, Christian Death par exemple, pouvaient aussi à bon droit revendiquer une saine distance comique quant à leur objet. 

And Also The Trees n’en avaient aucune. Ils venaient du post-punk, ils aimaient les Doors et Scott Walker, oui… mais ils ne voulaient rien d’autre que la poésie, celle qui coule tes larmes. John Peel a dit d’eux qu’ils étaient trop anglais pour les Anglais, et leur succès eut effectivement plutôt lieu à l’étranger, où cette Angleterre pseudo-byronesque fantasmée avait son exotisme ; mais je crois que nous autres fans y voyions surtout un trou dans la maille serrée de la réalité, un point d’échappée, sans grande importance quant à son origine géographique : un genre de miracle, un flux d’énergie inexplicable. C’était ce que nous disait « Slow Pulseboy », avec cette guitare soyeuse et ces paroles ruralo-satanistes si cinématographiques (« All was still but for the empty tin, rolling up and down the gutter, on the breeze » : Ah !) : viens signer le pacte. Personne ne te comprendra. Ils te jetteront des pierres. Ils se riront de toi. Mais tu sauras. 

Et dieu sait qu’ils l’ont fait. Dans les cercles mélomanes, And Also The Trees, ce secret magnifique, était presque une maladie honteuse. Massacrés par les Inrocks, par le NME, par Best, ignorés par les autres… Les gens que tu croisais aux concerts et plus tard tes amis de fac te le rappelaient souvent :  aïe aïe aïe, les Trees.  Leur son était loin d’être révolutionnaire (même Virus Meadow n’a pas que des bonnes chansons), et le premier album éponyme malgré son morceau de bravoure, « So This Is Silence », était effectivement, comme plein de gens plus sages nous le rappelaient, une resucée de The Cure période Faith/Pornography – il est d’ailleurs produit par Lol Tolhurst. Et puis les synthés en toc (sur Farewell To the Shade, par exemple), le chant trop appuyé, trop ostensiblement poétique et dark – particulièrement sur Millpond Years, mon disque préféré de l’époque, le plus ultimement « treesien », où les potards de la grandiloquence sont tous poussés à 11 –, tout cela fait quand même beaucoup de ton flanc à offrir à la lance de la critique…

Et pourtant toi petit new-wave, tu savais, tu portais cette chose précieuse que presque personne d’autre n’avait. Le pacte te demandait une fidélité absolue. Tu avais des compagnons, des signes de reconnaissance. Un pantalon chiné, un petit gilet à l’ancienne, une montre à gousset, un badge… Tu savais qu’il y avait chez les Trees, passées leurs années « post-Cure » un non-positionnement finalement admirable, une sorte de confusion magnifique entre beauté et liberté. Plutôt être une branche morte de la musique, qui ne portera aucun fruit, mais être debout selon tes propres termes, que de faire partie de la masse des moutons qui s’échinent le plus souvent mal à parler de leur époque. Plutôt tenter une prise d’écart vis-à-vis du réel, voire même oser le grand dehors, être nu dans les limbes. Quitte à ce que ta musique ne marche pas toujours en avançant…

À la fin des années 80, nous autres blancs-becs new-wave formions une très petite tribu, comparée par exemple à celle du rock dit alternatif. C’était un monde très doux et vaguement souterrain, donc héroïque, que j’adorais. On se croisait devant le rayon de la Fnac, de New Rose ou de Monster Melodies, on s’y échangeait des listes photocopiées de cassettes de live ou de démos. On se refilait des fanzines. On se faisait des séances photo « visage triste » au Père Lachaise (voir cliché ci-dessus). On passait des soirées éclairées à la bougie dans une maison en ruine, tous en noir, autour d’un radio cassette qui hurlait Floodland. Le reste du monde n’existait tout simplement pas. Sauf que nous avions Ouï FM… et nous fûmes ainsi assez nombreux pour qu’AATT remplisse un Bataclan, en novembre 1989 : un des meilleurs concerts de ma vie, des plus parfaits, des plus intenses, je veux dire par là, en plus de sa réelle qualité musicale, l’un des mieux connectés à mon être profond à un instant T.

Ensuite, tout ne pouvait qu’aller en déclinant. Rédiger entièrement un numéro hors-série spécial And Also The Trees du fanzine Prémonition : check. Acheter tous les pressages de leurs disques : check. Les suivre en tournée dans toute l’Europe à mendier des backstages : check. Tout cela ne me ramènerait finalement jamais ce premier instant de stupeur survenu chez David et cet autre choc du concert du Bataclan. Le fan recherche probablement toujours à revivre le jour de sa « naissance », et s’y épuise… J’essayais de tenir le fort, de maintenir cette bulle qui craquait de toutes parts alors que déferlaient les vagues de l’époque, qui allaient évidemment m’emporter – il y avait tant de choses à découvrir, et la grande tempête signifiante partout autour de moi rendait le voyage dans l’outre-monde treesien de plus en plus difficile. Les Trees aussi se cherchaient, ils voulaient, et c’est à leur honneur, casser le moule, s’intéresser par exemple aux racines américaines du rock (dans ce genre, « Missing » est très bien, à la fin de l’album Angel Fish), se réinsérer dans l’histoire. Mais c’était parfaitement contradictoire avec leur essence même. Ils sont alors devenus peu à peu au cours des années 90 un groupe rock presque classique, à mon avis sans grand intérêt. Les disques sortis depuis l’an 2000 me paraissent plus personnels, plus crooner aussi, et par curiosité nostalgique j’y jette toujours une oreille, mais n’y ai jamais vraiment trouvé mon compte non plus. Ils ont certes eu le courage du contre-temps absolu, comme je me rappelle l’avoir lu dans les Inrocks vers 2009, en quittant définitivement leurs racines post-punk alors même que le monde entier y revenait…

On dit souvent que le premier album du Velvet Underground a été à l’époque acheté par 500 personnes, mais qu’elles ont toutes monté un groupe [citation qui a pas mal varié au fil du temps, dont l’intéressante histoire est relatée ici, ndr]. Je dirais à vue de nez que Virus Meadow a été acheté par 5000 personnes et que peu là-dedans ont monté un groupe, parce que cette musique était esthétiquement parlant une voie de garage. Mais je sais que certaines d’entre elles l’écoutent encore plus de 30 ans plus tard… Il y a par définition dans ce positionnement hors-monde une certaine inertie, qui peut produire une magie nostalgique et consolatrice. Je sais que « Slow Pulseboy » me donne toujours le frisson ; dans une moindre mesure, une bonne part de l’album Virus Meadow me touche aussi, j’y décèle quelque chose de presque pré-Slintien. À la réécoute, certaines de leurs vieilleries ont pris une patine très plaisante (« The Renegade », « Shrine »). Je sais que Virginie Despentes les mentionne dans son Vernon Subutex, en passant, sans que cela ait la moindre fonction dans son histoire : je le vois comme un clin d’œil à nous tous, un clin d’œil à la magie pure que ces quatre mots généraient, ces quatre mots qui vous tournaient les sangs rien qu’en eux-mêmes. 

And Also The Trees à son meilleur, c’était l’espérance, voire la certitude que l’on peut par moment s’échapper, s’extirper. Ils en faisaient des tonnes, oui, mais elles étaient nécessaires pour dépasser le point de Lagrange de sortie du monde, pour faire une poésie vraiment débarrassée des avanies du réel. En a-t-on seulement besoin passé 16 ans ? Vieux débat. Peut-être qu’il nous faut deux ou trois preuves de la possibilité de nous échapper, à l’heure où le tsunami signifiant et sa violence faite à la planète, est devenu si brutalement intrusif. Alors « Slow Pulseboy » en prophylactique, une fois par an au moins – Virus Meadow en entier pour les vrais guerriers. 

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