Nous sommes le 7 octobre 2022 et c’est aujourd’hui le vingt-cinquième anniversaire ans de la sortie du sixième album de Janet Jackson, disque considéré à la fois comme son chef-d’œuvre et comme un classique. Un classique non seulement du R&B, mais surtout de la pop des années 90, et même de la pop en général. The Velvet Rope est en effet un projet totalement pop, voire un projet de pop music totale. Même si (ou parce que ?) c’est aussi une œuvre dont l’écoute n’est pas de tout repos, et ce, pas seulement sur le plan sonore puisque Janet, on va y venir, vivait alors une période très éprouvante de son existence et que ses lyrics tentent d’exorciser tout ça. D’ailleurs ce ne doit pas être un hasard si le motif de piano du morceau-titre est un sample de « Tubular Bells » de Mike Oldfield, immense tube instrumental de 1974 qui, vous le savez sans doute, a servi de thème à L’Exorciste.
The Velvet Rope fait partie de ces rares albums blockbusters de l’ère MTV à être à la fois vraiment réussis et vraiment audacieux. Le scénario est parfait : une méga star, méga bien payée (elle venait de signer avec Virgin ce qui était à l’époque le plus gros contrat discographique de l’histoire de l’industrie du disque, 80 millions de dollars), réalise un méga carton commercial (200 000 exemplaires vendus aux States la première semaine, triple platine au Billboard, et 8 millions de copies vendues au total dans le monde) en sortant un produit au pouvoir de séduction d’une évidence biblique. Quatre singles démentiels (il en sortira six au final mais je pense que ce sont surtout les quatre premiers dont tout le monde se souvient), une prod gigantesque, mais léchée comme pas possible, qui embaume l’argent, le luxe et la volupté, et des paroles qui fixent l’attention des gens en s’intéressant au cul et à la transgression de certains tabous, tout en évoquant au passage des expériences de souffrance et de refoulement.
Il y a en effet derrière cette spectaculaire performance industrielle tout un monde de ténèbres traversées par Janet Jackson : la souffrance qu’elle évoque dans certaines chansons puise dans son expérience personnelle. La chanteuse, en dépit, ou plutôt à cause de son succès populaire, se trouvait au moment de l’enregistrement dans un état dépressif aigu, marqué entre autres par la dysmorphophobie et la boulimie-anorexie. On se demande comment elle a pu écrire et chanter ces textes si impudiques et si « dévergondés », alors même qu’elle détestait son corps, ou au mieux luttait pour ne pas le détester ? Si on en croit ce qu’elle a déclaré dans la presse, le processus créatif imposé par l’enregistrement de l’album lui aurait servi de thérapie : « I overcame the depression by talking about the crossroads I was at. » Et je crois aussi qu’on peut entendre une forme de guérison dans la musique elle-même, et particulièrement dans la façon de faire sonner et résonner sa voix, ainsi que dans les arrangements qui l’accompagnent, spectaculairement veloutés, presque enveloppants.
Du point de vue de l’auditeur qui ne connaît pas ce contexte privé, The Velvet Rope accomplit en tout cas un tour de force sur le plan de la musique. C’est un album qui captive l’attention, il est plein de mélodies et de beats imparables, mais il prend aussi énormément de risques et ne se demande pas à chaque morceau si les gens vont suivre. Je me dis que cette exploration hors des « zones de confort » devait faire partie de la thérapie de Janet Jackson. Ignorer les codes pop, dans le son comme dans les mots, revenait dans son cas à s’émanciper du personnage qu’on lui avait construit afin de la jeter dans le grand cirque pop. La création de The Velvet Rope a dû être pour elle une manière de se trouver, ou du moins de se libérer d’un système destructeur pour le soi, et bien sûr on se doute qu’elle a eu en tête l’histoire de son frère, idole sacrifiée sur l’autel de l’annihilation de l’identité et du contrôle de soi. Bref, on imagine que Janet a dû comprendre que pour elle c’était une question de vie ou de mort de « s’empouvoirer » à ce stade de sa carrière et de son parcours intime. Et ça donne donc une suite de morceaux qui frappent presque à chaque fois par leur ambition formelle, leur goût de l’expérimentation, et qui en résumé propulsent la star dans des audio-mondes où l’on ne s’attendait pas à la voir débarquer. Ce n’est pas tellement pour se la jouer « grande artiste mature » que Janet Jackson fait ce choix : c’est surtout pour survivre, vivre, se retrouver, s’identifier.
Mais bon, je ne vais pas non plus trop développer cette lecture psychologisante, l’angle biographique pour parler de musique ne m’ayant jamais trop convaincu. Ce sur quoi je voudrais insister ici, en ce jour anniversaire, c’est que si The Velvet Rope reste un disque extrêmement fort, je me suis récemment aperçu que c’était surtout sa deuxième moitié qui me mettait dans tous mes états. Je vais exprimer un avis strictement subjectif ici et je ne veux surtout pas provoquer la très susceptible communauté R&B, mais certains des premiers morceaux du disque ne me parlent pas ou du moins ne me parlent plus. J’ai ainsi du mal avec le versant « rock’n’b » du son Jam & Lewis (très présent par exemple sur History de Michael), ce côté new jack tardif qui fait beaucoup de bruit et qu’on entend vachement sur le track d’ouverture. Un peu plus loin, sur « Free Xone », la direction Prince 90s/JB’s en pilotage auto (même si c’est un sample de James) me saoule grave, j’ai du mal avec ce genre de démonstration de force (je trouve que c’est justement un son de forceur). Autre remarque perso non soumise au débat : j’adore « Got ’til It’s Gone » et « Together Again » en tant que chansons indépendantes, en tant que singles, mais en revanche je n’adore pas les entendre comme ça, au milieu d’autres chansons. Vous voyez ce que je veux dire ? C’est tellement des classiques, ils ont fait leur vie tout seuls, ça me perturbe de les voir réintégrer leur foyer de départ. Je ne suis pas non plus trop fan de « You », parce que ça me met mal à l’aise d’entendre des légendes comme Jam & Lewis pomper Timbaland. En revanche j’adore « My Need », ses rimshots, son refrain éthéré, qui emprunte à la fois à Diana Ross et à Marvin Gaye et Tammi Terrell – perso à l’époque je ne connaissais pas ces morceaux et j’avais surtout penser à la collab Method Man/Mary J sortie deux ans plus tôt, et qui reprenait déjà « You’re All I Need », bref.
Je trouve donc que c’est à partir de la huitième chanson (la treizième piste si on compte les interludes) que The Velvet Rope commence à se transformer en un vrai chef-d’œuvre, doublé d’une expérience de ravissement, d’éblouissement. Il s’agit là de l’une des meilleures secondes moitiés d’album de l’histoire, là où Dieu sait si plein de classiques sont bien meilleurs au début qu’à la fin et que les gens n’osent pas trop le dire parce que c’est vrai que c’est un peu mesquin et déprimant de le souligner.
Ça commence par « Empty », qui, bon, comment dire, s’apparente à un instant de type « oracle », on y voit le futur, on l’entend très distinctement, sous la forme d’une architecture rythmique jamais entendue : une base electrofunk classique mais dépouillée de ses points d’appui habituels et transformée en vaisseau ultra-furtif qui annonce le footwork et la juke, sur des arrangements cousus en fil de soie sauvage, ondoyant sans jamais qu’on puisse vraiment les fixer dans l’oreille – on imagine Janet et Jam & Lewis contrôler tout ça depuis une cabine avec vue sur la Lune (ou sur une lune du cyberespace, peu importe), avec des gants en kevlar et des lunettes de protection profilées, agissant en pionniers humains façonnant une chimère électronique sans exactement pouvoir s’en saisir. C’est un exercice d’immatérialité qui semble résonner avec le titre et les lyrics : Janet dit se sentir vide, vidée par la cristallisation amoureuse dont elle serait le sujet. On pense alors à son rapport au corps : est-ce que cette vaporisation de sa propre matérialité pourrait tenir lieu d’issue à la haine de sa chair et ses os ? Sans plonger trop profond dans le dark zen, on est ici pas très loin des idées d’extase supra-corporelle chères à ces formes de pensée orientales, s’approcher de la mort spirituelle pour quitter son corps, tout ça (désolé si je suis vague). Bon après, le morceau semble en réalité évoquer les amours virtuelles, ce qui en 1997 n’était pas si courant, ou alors dans un délire de fiction cyber (comme dans le clip de « Scream » avec son frère), mais l’idée de dématérialisation reste quand même bien là ! À noter au passage qu’une partie de la ligne de chant est reprise de « Together Again », et qu’une portion de la prog des beats sera rejouée d’une toute autre façon sur l’incroyable avant-dernier morceau, « Anything ».
Après ce track en suspension, qui flotte dans une jungle digitale privée de gravité, il y a « What About », morceau bipolaire (je préfère le côté folk soft au côté vener du refrain) où Janet creuse ses traumas infantiles refoulés, puis « Every Time », balade cheesy magnifiée par son murmure si chétif mais pourtant si texturé, ainsi que par les beats de Jam & Lewis, qui font mal tant ils sont pile là où ils doivent être, et par quelques tournures bien savoureuses dans la compo. La reprise de Rod Stewart qui arrive après, « Tonight’s The Night », appartient à cette catégorie de slow jams dénuées de tout sentiment de prédation (on sait que Janet n’a pas changé un seul mot du texte et on peut donc croire qu’elle s’adresse à une femme, même si elle a ensuite nié vouloir semer le doute), soutenues par des nappes d’une douceur à se damner : c’est plus des nappes, c’est carrément des tapis molletonnés, voire des tapis volants tellement ça plane. Janet chante à la perfection, on sent qu’elle kiffe, c’est évident que ça lui fait du bien de marcher dans cet espace audio, on sent que l’environnement sonore l’emplit de plaisir et d’amour, elle est en plein dialogue fusionnel. Il y a un truc de complicité entre Jam & Lewis et elle qui me touche beaucoup – et il faut par ailleurs souligner que son mari de l’époque, René Elizondo Jr, est crédité en coauteur sur l’ensemble des titres.
Débarque ensuite « I Get Lonely », single à tomber par terre et qui là, dans ce contexte, marche très bien, au sein de ce final tout en lâcher-prise et en expression de soi. Puis vient le sulfureux « Rope Burn », confection plus conventionnelle en termes de prod, qui aborde le thème du BDSM : on reste dans cette perspective de thérapie du corps, d’acceptation de soi en se confiant aux mains d’une personne qu’on aime, c’est l’angle care du BDSM, et dans ses gémissements Janet nous laisse entendre que si les cordes shibari la brûlent, c’est aussi une façon de regagner un lieu en elle dont elle avait perdu les clés.
Et puis ça se termine en fanfare, avec « Anything », selon moi la définition parfaite de l’adjectif smooth, où ce qui devait être une snare est remplacé par un rimshot de 808 qui sonne comme une piqûre de MDMA, ça lance mais c’est jouissif, c’est un son tout en volume, liquide ou gazeux, je ne saurais le dire, j’arrive à peine à parler quand j’écoute ce son, je suis en montée ou quoi ? Comme mentionné plus haut, la prog des charleys reprend celle entendue sur « Empty », et le climat de volatilité en est assez proche. On se débarrasse de nos enveloppes corporelles, on papillonne hors d’elles, on devient autre chose que ce qu’on est d’habitude par la seule grâce du désir et de l’intimité : c’est le plaisir sexuel au sens tantrique, pratiqué comme une évasion de tout, du quotidien chiant, de la lourdeur de l’existence physique, de nos regards mauvais sur nous-mêmes et sur les autres. On cesse de se trouver moche, gros, pataud, ou juste pas bien et on se fond dans un éther qui le temps de quelques instants nous sauve de la prison du moi, ou du moins nous autorise à nous en échapper temporairement.
Enfin, Janet conclut avec « Special », morceau très Michael pour le coup, une sorte de « Heal the World » en mieux, où je ne peux m’empêcher d’être à chaque fois halluciné par la beauté des notes qu’elle enchaîne, et encore une dernière fois par les drums de boss que Jam & Lewis ont taillés pour elle dans leur minerai digital. Quel final, mes aïeux ! Même si en vérité ce n’est pas fini puisqu’un hidden track surgit, avec un sample de Marvin Gaye, je le trouve sympa mais pas à la hauteur de tout ce qui se vient de se produire.
Vingt-cinq ans plus tard, il va sans dire que The Velvet Rope s’écoute comme un album en avance sur son temps, c’est certain, tant pour les thèmes défrichés, inédits à l’époque sur le marché du R&B, que pour ses innovations formelles. On peut l’entendre comme une œuvre qui annonce le R&B « d’auteur » qui se développera dix à quinze ans plus tard, mais aussi comme un moment charnière de la pop américaine en général. Je peux me tromper mais j’ai l’impression qu’une artiste féminine et afro-américaine n’avait jamais eu la liberté de signer elle-même une musique aussi high-tech, voire technophile, avec cet angle blockbuster dont je parlais plus haut : tout est massif et tout est haut dans ce disque, il se passe mille trucs à la fois, même dans les moments d’apaisement et de slow jam. L’approche maximaliste cultivée par Janet et Jam & Lewis (et initiée, certes, par Michael et Teddy Riley sur Dangerous dès 1991) sera très vite adoptée par la grosse pop globale, et on peut imaginer que Denniz PoP et Max Martin ont dû rincer pas mal de tracks de l’album pour élaborer leur esthétique hybride entre dance, R&B et pop-rock.
Mais je crois surtout que ce sont les structures aériennes de The Velvet Rope qui ont le plus définitivement marqué les générations suivantes, en imposant sans heurts les principes de douceur et de sensualité comme des vertus curatives centrales de la musique moderne, libérées de leur image gnangnan ou cliché. Une douceur et une sensualité qui se déploient à chaque plage de la seconde moitié de l’album, non sans puissance et non sans fierté, un peu comme des énergies secrètes qui finiront par alimenter tout un canal de la pop music, un canal lui-même plein de ramifications (ou d’affluents, si on file la métaphore) plus discrètes voire secrètes. Et c’est peut-être pour ça que The Velvet Rope est unique en son genre et que je vous en parle aujourd’hui dans Musique Journal : c’est un disque hyper mainstream mais il a inspiré des artistes et des producteurs à la renommée souvent beaucoup plus confidentielle. Comme si derrière les lumières du Bilboard se devinait en filigrane un fascinant journal intime, aussi convaincant dans ses confessions intimes que dans ses constructions musicales sans précédent.