Quand rien ne fait du bien, il y a l’emo pour le dire [archives journal]

V/A Une histoire de l'emo en 101 morceaux
Playlist YouTube, 1990-2000
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Musique Journal -   Quand rien ne fait du bien, il y a l’emo pour le dire [archives journal]
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Vous souvenez-vous de vos premiers émois emo, pour peu qu’ils aient eu lieu ? Moi je m’en souviens très bien. Ça s’est passé devant la vidéo 411VM – Best of vol.4 sortie en 1997, plus précisément durant le passage du pro skater Marc Johnson. Après avoir présenté ses sponsors vêtu d’un T-shirt Dinosaur Jr. (wink wink), ce bon vieux Marc avait choisi d’illustrer ses nollie flip back to switch nose wheeling par « A Picture Postcard » de The Promise Ring, titre déroutant issu du premier album du groupe originaire du Wisconsin, 30° Everywhere. Et ce choix, je ne le comprenais pas. Guilleret et triste à la fois, plaintif au micro, arythmique, agaçant au possible, sans objectif défini, de l’art ?… j’ai détesté direct. C’était trop demander de skater sur Black Flag et Misfits ? Merde ! Je n’ai capté que bien plus tard. Ce run et ce son correspondaient parfaitement au zeitgeist de 97. Les petites roues couinantes de Marc Johnson, sa gestuelle mi-cool mi-crispée, ses tricks techniques livrés dans une version simple et limpide, ces parkings génériques de suburbs ponctués de curbs érodés par les saisons, ces cours d’écoles vides baignées d’un soleil voilé… tout ça, c’était l’emo !

Rarement un terme culturel n’aura été aussi malmené que l’emo. Apparu on ne sait trop comment dans les banlieues de Washington D.C. au milieu des années 80, il a été popularisé par des fans transis de deux groupes marquants de l’époque : Embrace, monté par Ian McKaye après la carrière-éclair de Minor Threat, et Rites Of Spring, mené par un certain Guy Picciotto, dont les rares performances ont foudroyé ceux qui les ont vues. Les mecs blasés par les poses du hardcore décident alors de se livrer corps et âme à leur musique, « Deeper Than Inside ». Comme il est de tradition à D.C., après avoir renié la création du straight edge, ils sont déjà mal à l’aise avec cette étiquette qu’on leur accole, emo, ou emocore. En 87, tout disparaît pour mieux renaître, Ian et Guy forment Fugazi et on connaît la suite. Au fil de leurs albums (Repeater à part) signés sur leur propre label, Dischord, Fugazi ne sonnera d’ailleurs jamais vraiment emo, souvent chiant, mais jamais purement emo. Mais alors, c’est quoi le son emo ? Attendez un peu.

Le concept de scène fonctionnant toujours par région, il faudra un moment avant que l’emo ne se diffuse à l’échelle du pays. Dans l’État voisin du Maryland cependant, un groupe peu reconnu pour son apport à l’édifice définit en une poignée de disques le son emo des années 90 : il s’appelle The Hated et il est, de fait, maudit. Un peu plus bas, à New York (Supertouch) et dans le New Jersey (Turning Point), tout comme sur l’autre côte, du côté d’Orange County (411, Reason To Believe, Sense Field, Triggerman), les protagonistes du hardcore straight edge en ont eux aussi marre de mosher : ils préfèrent écrire à leur petite amie et écouter les Smiths. Une transition que le label culte Revelation Records accompagnera parfaitement. On est déjà dans le post-hardcore, mélodique ou non, influencé non seulement par les électrons libres issus du même noyau, les gars minés du Minnesota en tête (Hüsker Dü, Replacements), mais aussi par des éléments extérieurs à la scène, plus sensibles et créatifs. Le but : s’éloigner encore plus du « rock » et en effacer les clichés.

Si le post-hardcore est le hardcore qui devient majeur (et bientôt « indie »), l’emo est l’éternel adolescent. Musicalement, le style reste donc longtemps associé à son papa. Bien qu’un monde parallèle ne tarde pas à évoluer sans lui. À Jawbox qui se forme à D.C. (et sort un album emo nommé Grippe), on préfèrera les débuts de Jawbreaker et Samiam, deux groupes californiens assez génériques (Samiam réalise quand même la prouesse de sortir 5 fois le même album en 5 ans) mais qui vont populariser le terme avec leur amalgame de punk rock, d’indie et de rock alternatif. Avant de s’auto-détruire en major dans les mid-90s, mais ceci est une autre histoire.

Une histoire dont Heroin n’a rien à foutre. Né à San Diego en 91, le groupe invente le screamo, une version extrême, chaotique et encore plus dépressive de l’emo pour faire encore plus chier les adultes. Excepté Indian Summer et Julia, la playlist que je vous propose aujourd’hui n’en contient que très peu, rassurez-vous. Dans le New Jersey, on essaie de parer à cette déferlante californienne menée par Ebullition Records en se politisant à donf (Policy of 3, Iconoclast, Native Nod) et en créant le label Gern Blandstern (« Fine musical products for the socially unaccepted« ). Et puis naît Lifetime, qui après de frêles débuts surprend tout le monde en gueulant « Hello Bastards ». Gloire au chant revêche d’Ari Katz ! Longue vie aux skaters tristes !

Mais venons-en au fait. Une zone va nettement se démarquer des autres : la région des Grands lacs, synonyme d’ennui. L’Illinois soigne son chagrin au son des excellents Jones Very, mené par Vic Bondi (ex-Articles of Faith). Les fans d’emo technique s’affublent de noms pénibles (Friction, Gauge, Ceilishrine), mais la musique hypnotise. Ils ont un truc. Parmi les labels qui comptent : Doghouse, Initial, Slamdek mais surtout Jade Tree, qui va sortir tous les groupes à écouter dans les mid-90s. En Indiana, il y a aussi Split Lip, qui deviendra bientôt Chamberlain, auteur d’un des meilleurs albums emo de 1995. Les groupes hardcore Endpoint et Falling Forward font des petits à Louisville, chef-lieu du Kentucky, qui fait office de capitale emo l’espace de quelques démos. Écoutez le futur avec Metroschifter ! Quant aux frères Kinsella, ils font les marioles dans Cap’n Jazz (qui n’est pas un groupe de ska mais ceux qui vont casser les carcans et bousculer les idées reçues sur l’emo à coups de burritos). Ils ne savent pas encore qu’ils vont enregistrer LE disque de nostalgi-core sur lequel des milliers d’ados vont chialer en 1999, LP1, d’American Football. Et puis il y a aussi Braid (de Champaign) qui auraient pu être les vice-champions du mal-être s’ils ne s’étaient pas fait doubler par (roulement de tambours) The Promise Ring (de Milwaukee). Après 30° Everywhere en 1996, le groupe sort le définitif Nothing Feels Good l’année suivante. Slogan emo, c’est accessoirement le titre du seul ouvrage valable sur le sujet écrit par Andy Greenwald et publié en 2003. Sérieux, y a tellement à dire et personne d’autre n’a été capable de le faire ?

Voilà donc ce qu’on a appelé le son du Midwest et voilà celui qui reste dans les mémoires quand on parle de trve emo en 2020. Alors, c’est quoi, ce son ? C’est une atmosphère, déjà, que les types ont le temps de poser dans des morceaux dépassant allègrement les 3 minutes 30 (le cauchemar du hardcore). L’effet de langueur, le caractère poussif, et les notes pendantes sont là pour nous rappeler que même s’il fait 30° partout, la vie est à 90% triste. C’est un mélange de rage, de nostalgie et d’angoisse. Le son emo est un éternel ado : il mue, ou fait semblant, il crie, avec ou sans haine, il est chaotique et déstructuré, il ne range pas ses affaires, il ne sait pas s’il va aller à l’université, il ne sait pas non plus si cette fille va le rappeler. Absence de recette rock, de rébellion punk, haine de l’ironie, ce n’est ni du college rock, ni de l’indie, c’est techniquement indéfinissable, réalisé en une prise, souvent désagréable à l’oreille, impossible à insérer dans une playlist feelgood… C’est une musique bipolaire, les intros sont souvent longues et calmes avant que les montagnes russes ne commencent, et que ça chiale à tout va. C’est une sensation perverse, à la fois malsaine et confortable, que s’appelerio emo. Et c’est sans doute pour ça que personne n’a osé le décortiquer et que le monde s’est souvent planté à son sujet.

En 1996, chaque État possédait son ambassadeur emo : Sunny Day Real Estate dans le Washington, auteurs de l’incroyable Diary, complètement à part, complètement pas Nirvana, avant de rejoindre les Foo Fighters ; Hot Water Music en Floride et le chant inimitable de Chuck Ragan ; Texas is the Reason à New York, oui, ça peut prêter à confusion ; Jimmy Eat World en Arizona, avant leur accession imprévue au mainstream ; Mineral au Texas, qui revendiquaient « le pouvoir d’échouer » ; Grade en Ontario, Cursive au Nevada ; The Get Up Kids au Missouri ; The Jazz June en Pennsylvanie, etc, etc, etc. La revanche des nerds, volume 5 ? Un peu. Une scène pré-Internet, riche, variée, diverse, dont les spécificités régionales seraient trop longues à évaluer car comme le dit Piebald (du Massachussets), « Location is Everything ». Et cette vague de larmes sur vinyles colorés a déferlé sur l’Amérique dans l’anonymat le plus total ! C’est seulement quinze ans après sa définition que le mot s’affichera partout, notamment à l’initiative d’une nouvelle race de labels flirtant sans gêne avec les majors (Drive Thru, Vagrant), brisant à tout jamais la mystique d’initiés du mouvement. Isthisbandemo ? Je ne crois pas. Le terme emo ne correspondra bientôt plus du tout à la vibe évoquée ici. Les plus studieux se perdront dans le post-rock et le math-rock, les flemmards se contenteront de traîner avec le cousin pop punk (bientôt emo-pop), plus sentimental, moins expérimental, plus Disco que Panic. Et c’est le New Jersey qui donnera le la dès 1999 avec ses groupes de la semaine (Thursday, Taking Back Sunday, Saves the Day), des game changers qui feront définitivement passer le genre du garage au stade. Mais c’est déjà le 11 septembre 2001. RIP le monde d’avant. N’en déplaise aux grungies, l’emo fut finalement la dernière grande aventure du rock.

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