S’il est une chose assurée, c’est que j’aime enregistrer. Que ce soit pour documenter mes recherches, collecter pour les ami.es, produire des samples, éditer un disque ou un film – la finalité est souvent incertaine et multiple –, avec une caméra mini-DV toute cramos, un Zoom ou un enregistreur à bande, il y a dans cette pratique quelque chose qui me fascine. Autant que son résultat, peut-être plus parfois, l’acte de captation m’importe pour lui-même, bien que ça fasse évidemment des souvenirs pour celleux qui sont filmés, ce qui n’est pas négligeable dans les milieux alterno-zicos que je fréquente, quand même caractérisés par une fragilité et une versatilité certaine, niveau archives.
Enregistrer, c’est tenter de saisir une situation avec une certaine distance, sans s’en extraire, et bien sûr en l’influençant comme tout participant. Ce rapport au monde produit une présence hybride, proche et lointaine, étrange et un peu monstrueuse ; Jean Rouch parle de « ciné-transe », un concept un peu vaporeux et polymorphe forgé tout au long de sa vie, et qu’il emploie entre autre pour décrire ce rapport de celui qui filme à ce qu’il filme. Dans la situation en train de se faire, mais aussi sur le temps long se construit une cosmogonie faite de personnages récurrents, d’anecdotes, de lieux, de souvenirs, de sons et d’images, se répondant pour finalement s’agréger en une fiction bien réelle à laquelle j’appartiens tout en en étant le démiurge.
Même si j’ai commencé assez jeune à enregistrer, c’est lors de mes études universitaires que ma pratique de la captation s’est enracinée de plus en plus solidement, devenant de plus en plus personnelle. La thèse sur laquelle je travaille depuis quelques années (qui porte grosso modo sur les ontologies musicales façonnées par et façonnant les localités du faire soi-même et ensemble que je fréquente) n’a pas arrangé les choses : je vis et me déplace au gré des concerts, visitant des ami.es, en itinérance. Ainsi, j’enregistre et je filme comme j’écoute, comme je vois, je pourrais écrire « comme je respire » mais je sens qu’aucun de mes collègues relecteurs de thèse ne va me suivre, sur ce coup-là. C’est souvent erratique, ça oscille entre concentration extrême et détachement absolu : expérimentant toujours sur le moment, je ne m’empêche jamais de parler, de laisser le cadrage de côté et d’oublier que ça enregistre (sans vraiment oublier), voire d’accrocher l’appareil sur ma tête pour vivre ma meilleure vie d’auditeur ivre et libéré. Cela marque pour moi une certaine façon de comprendre le musical et de l’appréhender, de l’exercer, cela en fait un positionnement épistémologique : rien n’est parfait, et la captation n’est pas la trace d’un réel encapsulé « pur », mais bien d’une expérience individuelle technologiquement transformée.
Ma contrebande ne se dissimule pas, n’est pas financière : elle se veut ouverte, et renverse la valeur. Ce qui importe c’est que tous, nous soyons contrebandiers de notre monde, et non pas que la marchandise soit délivrée à tout prix, forcément gâtée.
Ce dimanche, je m’autorise donc pour la première fois, et non sans plaisir, un saut dans mes archives afin d’en partager une avec vous : un ami vient de me faire remarquer assez justement que le fait de pouvoir bosser sur mes matériaux de recherche chez Musique Journal est quand même plus que top, c’est un peu un contrat CIFRE autogéré, la classe ! Du coup, ce document s’inscrit dans mes investigations de recherche et ma pratique musicale, mais aussi plus simplement dans le flot de mon vécu : alors en déplacement à Bruxelles pour jouer, je loge dans une colocation d’ami.es dans la commune-quartier de Drogenbos ; un jour, Daniel – musicien solo sous le nom de Visage Pâle, membre de Umarell et Zdaura avec Giulio Erasmus –, un des colocataires, organise des concerts dans le salon et pour une fois, je ne connais aucun des artistes. L’auditoire est épars et tranquille, il y a des sièges et des matelas dans la pièce. Des copain.es sont là et l’ambiance est pas mal intimiste. C’est un peu concon de dire cela, mais le souvenir de cette journée m’est particulièrement doux : de par la qualité du musical, la simplicité de sa mise en œuvre, et le sentiment assez puissant de communauté du maintenant qui s’y était établi. Les concerts ont duré tout l’après-midi, et des prestations improvisées se sont poursuivies dans la soirée : toustes musicien.nes et auditeur.ices, sans spectacle.
Je ne suis pas un monstre, je ne vais pas vous imposer cinq heures d’expé enregistrées au caméscope et je me contenterai aujourd’hui de mettre en ligne l’un de ces concerts, à savoir celui de Violet, musicien énigmatique et sur-prolifique, œuvrant sous l’alias de SSM (ou SS Mylitta ?). Sa pratique musicale et éditoriale, à 3 000 % dans le faire soi-même, a quelque points de jonction avec la mienne, notamment de par sa profusion bordélique, et cette correspondance fonctionne aussi esthétiquement, il me semble. Allez écouter cette émission sur Lyl radio réalisée avec son frère, le tout aussi balèze Officium, et qui ouvre une fenêtre sur un cosme de sampling à la truelle, de collages time-stretchés et d’expérimentations dada.
La musique de SSM est incroyable du fait de l’apparente pauvreté de ses matériaux et du dispositif la produisant : il n’y a pas granch’ qui s’y passe (du moins en surface), et c’est justement pour ça que la magie opère, il me semble. La forme est très étendue, et à l’écoute impossible de ne pas dériver. C’est vicié, chétif et grandiose, à la fois ambient et un peu industriel, au sens où le sont certains morceaux très dépouillés de 20 Jazz Funk Greats de TG. En même temps, je ne parle ici que pour ce concert, parce que sa discographie, en solo ou avec le duo TODESANGST AUSSTEHEN – majoritairement pas dispo en ligne – est comme je le disais très, très hétéroclite.
Violet n’est pas Janet Jackson et je n’ai que peu de choses à dire sur lui en termes biographiques, si ce n’est que ce personnage un peu cartoonesque et bien sympathique m’a saisi sans peine. Et en fait, ce n’est pas tant Violet qui importe ici que la situation dans laquelle sa musique m’a semblé s’épanouir le plus naturellement : un après-midi d’octobre un peu frais, se poursuivant dans la soirée puis la nuit, à Drogenbos, dans ce salon d’ami.es.