Le duo postpunk Leven Signs a fait l’archéologie d’un monde qui n’a jamais existé

Leven Signs Hemp is Here
Futura Resistenza, 1985 / rééd. 2021
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Je ne sais plus comment je me suis retrouvé avec ce disque de Leven Signs dans le dossier des downloads de mon ordinateur. Toujours est-il qu’il a, à lui seul, interrompu le flux musical qui y transite, et réveillé mon oreille engourdie. Cet album porte son propre contexte avec lui : même sans savoir où et quand ça a été fait, j’ai l’impression qu’il convoie sa nécessité. Comme si l’immense liberté qu’il montre lui donnait son autonomie esthétique. Il fait résonner un vieux fantasme en moi, celui d’inventer une forme qui ferait table rase de tout ce qui existe. Ces morceaux donnent l’impression paradoxale d’une musique absolument évidente, primesautière, spontanée, et en même temps la singularité du disque réfute cet agréable préjugé.

J’ai eu le plaisir de discuter avec Peter Karkut, moitié du duo Leven Signs – qu’il forme avec Maggie Turner –, des circonstances qui ont mené à la naissance de cet enregistrement si singulier.

Hemp is Here est une cassette autoproduite, constituée de onze morceaux composés entre 1984 et 85 ; le duo n’a quasiment rien publié de son vivant mais a donné de nombreux concerts entre 1984 et 1994. La cassette – enregistrée dans leur couloir – s’apparente davantage à une trace de cette époque qu’à un vrai travail de studio. 

Avant de rencontrer Maggie Turner, Peter Karkut a commencé la musique à 16 ans en assemblant un micro de guitare électrique avec une boîte à biscuits en métal. En 1979, il enregistrait des morceaux plus ou moins industriels, synchrones avec l’ambiance de l’époque. Pete va faire ses études au Chelsea College of Art, et rencontre Maggie à une fête d’une autre école d’art. Bientôt amoureux, iels commencent à jouer ensemble, avec l’intention de mêler suffisamment de styles pour que le résultat soit impossible à cataloguer. Ce disque ressemble à la musique traditionnelle d’un pays imaginaire, mais sans tellement correspondre à l’idée que je me fais du son Fourth world. Ça reste très pop et rock, avec des paroles en anglais, le chant de Maggie rappelle celui de Nico, les guitares et orgues sont très présents. Pete m’a néanmoins confirmé par téléphone que Jon Hassel était une influence importante, en particulier son usage des cuivres.

Maggie et Pete écoutent des disques de musique traditionnelle d’autres pays chez leur ami Andrew, “Andy Jam the gamelan man”, instrumentiste très doué appartenant à un orchestre de gamelan dont Pete fait aussi partie. Le couple apprécie particulièrement les disques turcs et marocains, plus largement du continent africains, et leurs faveurs vont aux musiques trad’ plutôt qu’aux disques de pop étrangers qui seraient bientôt promus à travers l’étiquette world. Maggie écoute aussi pas mal de folk anglo-saxonne et s’en inspire dans sa manière de chanter. Leurs idées sont anticolonialistes, et si aujourd’hui il semble un peu naïf de célébrer les autres cultures en s’inspirant de leur musique, celle de Leven Signs a quelque chose de syncrétique qui me semble dépasser la bête appropriation culturelle. Dans cet esprit, le titre de la cassette, Hemp is Here, est l’anagramme d’hémisphère, à la fois référence à la cognition et au globe terrestre. La mention du chanvre dans le titre (hemp) oriente sans trop d’ambages l’écoute dans une optique psychédélique. Heureusement, il ne s’agit pas de la bande-son d’un trip soporifique. Ce serait plutôt l’OST stimulante d’un film qui donne plein d’idées et qui est un appel enthousiaste et mystérieux à l’éveil de l’auditeur.

Hemp is Here, même après toutes ces années, reste une porte ouverte sur un monde potentiel, sur d’autres possibilités musicales. S’y entremêlent des ritournelles qui rappellent des formes archaïques de pop, là où transparaît la parenté fantôme entre les airs traditionnels et les mélodies éternellement recyclables de la pop enregistrée. Les morceaux ressemblent à des assemblages de fragments de comptines, des rengaines arrangées sur des polyrhythmies extra-occidentales. On entend des collages de bande magnétique, mais aussi beaucoup de percussions qui rappellent l’Indonésie ou bien l’approche « junk » d’un artiste comme Donald Knaack – un Américain qui utilise des déchets de métal ou des marmites hors d’usage pour fabriquer une musique qui sonne comme le gamelan post-industriel que notre civilisation ne manquera pas d’engendrer un jour. 

Une autre chose qui me frappe dans Hemp is here, c’est le pouvoir de ce disque en tant que tout. Ici tout est interdépendant, comme si le disque n’était pas articulé par l’unité « chanson ». Des structures secrètes agissent entre les plages pour faire de la totalité un ensemble polymorphe, incohérent et addictif. Peter m’a raconté qu’il a essayé de rester créatif toute sa vie, pour être heureux et ne pas perdre la boule. Même s’iels n’ont quasiment rien publié, Maggie et lui ont quand même enrichi la discographie de Leven Signs avec un maxi publié en 2016, Inner Space, qui consiste en des re-interprétations et actualisations de compositions de Hemp is Here. Le son de ce maxi est très différent de la cassette de 85, il porte l’empreinte des logiciels de MAO et de l’influence d’un trip-hop industriel un peu daté – ou très dans l’air du temps, selon les facéties des cycles musicaux. Ça me rappelle le chemin suivi par d’autres groupes de post-punk qui ont essayé de se mettre à jour, comme les sorties récentes du groupe Zru Vogue, au parfum indus nineties un peu anachronique mais pas forcément déplaisant. Cette musique est un peu à contretemps de l’époque et j’ai du mal à savoir si j’aime ou non. Si tout est une question de patine, tout le monde était près pour Hemp Is Here lors de la première réédition de 2013, et l’heure de Inner Space approche donc peut-être…

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