Quand je vivais encore à Paris, j’étais du genre à traîner aux Instants chavirés, à l’espace B, aux concerts itinérants du non_jazz ou d’En Veux-tu en v’la. J’ai donc rapidement cherché un équivalent, lorsque je me suis installé à México, un peu avant la pandémie. C’était comme chercher une nouvelle famille, en quelque sorte. C’est entre autres grâce à Michelle, programmatrice du Zorba et Mexicaine basée à Montreuil depuis belle lurette, que j’ai découvert 316centro, à México. Elle y avait joué avec son groupe Rose Mercie lors de leur tournée mexicaine en 2019. Nouveau fer de lance de la scène expérimentale locale, 316centro était exactement ce que je cherchais. Le genre de lieu où l’on va pour découvrir des artistes hors-norme, souvent sans même y jeter une oreille préalable.
En arrivant à México, j’avais sur moi des autocollants “SUPPORT YOUR LOCAL SCENE” que m’avait demandé de propager une amie. Toutefois, soutenir la scène, à México, c’est entrer dans un autre game spatiotemporel que celui de la petite couronne parisienne. Contrairement à ce que semble indiquer la mention « centro », 316centro, c’est loin. Je ne spoile personne en disant que la capitale mexicaine défie les limites mentales de la grande ville. Le journaliste et poète Juan Villoro la qualifie de “vertige horizontal”, métaphore qu’il emprunte à un Européen qui découvrait la pampa sud-américaine. Selon où l’on habite, aller à 316centro, c’est faire l’expérience de ce vertige, sortir de sa zone de confort nocturne habituellement confinée à la Roma-Condesa.
316centro n’est pourtant pas très loin du centre historique de la ville, mais ce dernier n’est plus le cœur de la vie nocturne ou culturelle qu’il a été par le passé, comme on peut le lire dans Les Détectives Sauvages de Bolaño. Par ailleurs, 316centro est plutôt situé du côté de l’immense marché de la Merced, un quartier à la réputation de coupe-gorge et de paradis du vol à la tire (“cuidado con los carteristas!” pense mon cerveau ravagé par des années de métro parisien). Moi, personnellement, on m’a recommandé d’aller à 316centro en taxi, de ne pas marcher depuis le métro jusqu’à la salle. L’imaginaire des bas-fonds, pour reprendre l’historien Dominique Kalifa, tournait à plein régime.
En arrivant pour la première fois à l’adresse indiquée, il n’y avait rien. Une immense avenue bruyante d’un côté, un immeuble sombre et décrépi de l’autre. La porte d’entrée ne disposait que d’une seule sonnette, que je me suis résolu à actionner. Une voix impersonnelle a répondu et m’a confirmé que c’était bien ici le concert. La porte s’est ouverte. À l’intérieur, juste un hall et une cage d’escalier ayant déjà bien vécu. Je suis monté et n’ai rien trouvé, sauf sur le toit. Une famille étendait son linge. La mère m’a dit de redescendre au deuxième étage. J’ai fini par écouter aux portes, pas très rassuré. En entendant un peu de musique, je me suis décidé à frapper à l’une d’entre elles. C’était là, un appartement réaménagé en salle de concert, au milieu de la zone.
J’étais venu voir Mabe Fratti. Sa musique m’avait donné le vertige, elle aussi. Sur scène, cette frêle joueuse de violoncelle montrait un visage affable. Alors qu’elle se mettait à chanter, les yeux fermés le plus souvent, son visage se transformait. Presque souffrant, il témoignait d’un souffle plutôt guérisseur, apaisant et inspiré, comme si elle absorbait un peu de douleur des autres. La voix fragile et claire de Mabe survolait les cordes rugueuses de son violoncelle. Stressée ou transportée, elle a vite trouvé un équilibre à la fois précaire et magnifique. Un équilibre qui perdurera tout le concert, malgré les doutes et les imprévus du son live.
Difficile pour moi de décrire davantage sa musique, sa contingence interne que je ne peux plus séparer de cette expérience du lieu, de la ville. Sa manière de chanter, avec de longues notes tenues, celles d’une pop doucereuse presque naïve, certainement délicate, contraste fortement avec un maniement expérimental de son instrument – et de l’instrumentarium. Il en résulte de beaux écrins, un peu jazz un peu free, un peu ambient un peu électroniques. Elle chante à propos de perceptions sensibles et abstraites, créé un dialogue ésotérique entre les éléments naturels et des formes d’intimité universelles ; son art semble être fait pour apaiser les forces terrestres qui marquent la vie de tout habitant de México : les volcans, les séismes, le soleil, la pluie, la violence, la passion, la mort.
J’ai souvent revu Mabe Fratti à México, découvrant d’autres recoins de notre vertige horizontal commun. Au Salon Chabacano (« Salon abricot »), le long de la gigantesque « avenue » Tlalpan qui ressemble plutôt à une autoroute et traverse le monstre urbain. Au centre culturel espagnol, rare institution qui dispose encore de budget pour faire vivre les scènes d’avant-garde, à deux pas du Zócalo, la place centrale de la capitale, et du Templo Mayor, l’ancien fief des Aztèques. Mabe Fratti, d’origine guatemaltèque, fait aujourd’hui partie des piliers de la scène expérimentale de México, avec Concepción Huerta et quelques autres. À chacun de ses concerts, le même équilibre musical est mis en œuvre, et il faut braver le vertige horizontal, celui qui fait de Mexico une ville musicale aléatoire, mouvante, pour le meilleur (Mabe Fratti) et pour le pire (les tremblements de terre). À l’écoute de son violoncelle, de sa voix, rendons ce vertige un peu plus tolérable. Pour elle et pour nous tous.