Sous ses vidéos à 2 millions de vues, on peut lire beaucoup de commentaires appelant Oumou Sangaré « Maman Oumou » ou parfois « Tanti Oumou ». Et pas seulement émanant de Maliens. Des Sénégalais, des Congolais, des Camerounais, des Nigérians, tous déclarent leur amour à Oumou Sangaré. Premier d’une longue série, son album Moussolou (« Femmes ») sort en 1988 alors qu’elle a à peine 20 ans. Entré dans ma vie par hasard quelque part dans les années 90, il ne l’a plus jamais quitté.
Ce disque lumineux – dont la simplissime production (signée de feu le Sénégalais Ibrahima Sylla) m’a immédiatement parlé (peut-être me paraissait-elle même un peu timide, avare de tout événement qui dépasserait trop, à part quelques très simples effets stéréo, mais sans pour autant être « traditionnelle ») – a fait office de roc, de lieu solide dans l’océan de musiques mouillées dans lequel j’évoluais (ce que j’appellerai ici vite fait le maelström post rock post techno post truc dub glitch noise etc.), où la question des effets est toujours centrale, et presque toujours partie d’une stratégie du choc. L’album parlait probablement à la part de mon âme en quête de clarté. Ses chansons regorgent d’influences bien au-delà du Mali, on y perçoit des fantômes de blues mais aussi, surtout, d’un genre de disco africain, ralenti et obsessionnel. Ses mélodies, qui ont peut-être d’abord satisfait chez moi une banale recherche d’exotisme, ont lentement pénétré ma psyché. Moussolou, c’est un peu ton amie solaire ayant toujours l’air de traverser la vie sur un nuage qui viendrait te donner quelques conseils et consoler tes malheurs – du moins si l’on n’en comprend ni les paroles ni les enjeux esthétiques.
Il y a des périodes ou j’écoute Moussolou sept fois par jour et d’autres ou je n’y reviens plus pendant des années. Mais à chaque fois l’effet fonctionne, la surprise face à sa délicatesse, son calme – je crois qu’Oumou Sangaré saurait arrêter la charge furieuse d’un taureau d’un simple haussement de sourcil. Elle cherche en fait surtout, il suffit de se documenter un peu, à prendre le patriarcat, au moins malien, par les cornes et adresse aux femmes de véritables tracts leur ouvrant certaines pistes de réflexion pour passer à l’action… C’est un disque bien plus enragé qu’il n’y paraît. La musique se suffit cependant à elle-même. Ses mélodies, qui tombent sur des notes que je ne comprend pas toujours, me racontent une histoire d’absolue bénévolence – mais peut-être me racontent-elles cette histoire parce que j’ai envie qu’on me la raconte. J’y ressens en même temps une certaine mise à distance de l’existence, qu’on pourrait regarder en haussant les épaules, comme on peut parfois le faire au petit matin le cœur ivre, d’amour ou d’abus divers – ou des deux ; voire une réflexion a posteriori sur la révolte elle-même, qui perce ici où là à la surface, mais restera toujours comme absorbée dans un désir de transmission d’énergies positives. Le calme après la tempête plutôt que la tempête elle-même.
Cette bienveillance réelle ou fantasmée par moi, est la clef de notre relation. Si je devais spontanément nommer un musicien qui m’a fait éprouver des humeurs – disons même des élévations – similaires, le nom de Moondog me viendrait à l’esprit (dans un registre certes différent). Il y a beaucoup de désir aussi là-dedans, au moins une ivresse, mais sublimée par l’exigence des solides constructions rythmiques, de ces ostinati du n’goni, de ce couple basse électrique/cymbales qui groove tant et ne quitte jamais sa route, et de ces questions/réponses venant briser la continuité musicale à la manière d’un genre de chœur antique, où intervient toute une population féminine.
J’ai parfois l’impression qu’elle et ses parques qui en savent tant sur la passion viennent rire de mes tourments avec moi, voire me morigéner d’y être si sensible… On trouve chez Oumou Sangaré un certain jansénisme, une certaine retenue, alors que sa musique possède la lumière d’un pays de Cocagne au printemps. Ceci expliquant en fait cela, c’est du moins le message que j’y perçois. La musique d’Oumou Sangaré est une sorte de magie blanche (surtout pas de jeu de mots là-dedans), qui contraste avec nos finalement plus habituelles bacchanales dionysiaques. C’est un tourbillon, oui, mais qui ne voudrait jamais tant vous emporter que vous remettre debout.