Je veux vous parler aujourd’hui d’un morceau d’histoire. Pas vraiment une chanson, pas vraiment une suite de thèmes, pas vraiment un psaume. Un peu de tout ça, mais aussi beaucoup plus.
John Coltrane meurt en 1967, d’un cancer. Ses funérailles se tiennent le 27 juillet de la même année, à la St. Peter’s Lutheran Church de New York. L’évènement fut évidemment émotionnellement intense ; des centaines de personnes sont présentes, et notamment de nombreu·ses musicien·nes – Nina Simone, Max Roach, Archie Shepp, Dizzy Gillespie, Gerry Mulligan, Milt Jackson –, dans cette église de la 54e rue de Manhattan. Albert Ayler et Ornette Coleman, les turbulents héritiers, sont là aussi, accompagnés de leurs quartets ; ils joueront lors de la cérémonie, comme demandé par le jeune maître sur son lit de mort.
Le premier, au ténor, est accompagné par son frère Don à la trompette, Richard Davis à la contrebasse et Milford Grave à la batterie ; dans la seconde équipe, Coleman à l’alto, Charles Moffet à la batterie, Charlie Haden et David Izenzon aux contrebasses. S’il existe des captations de chacune des prestations, que les deux sont justes cataclysmiques et portées par des hérauts de l’exploration sonore, celle du groupe d’Ayler m’a irréversiblement marqué – que cela ne vous retienne cependant pas d’aller écouter « Holiday for a graveyard » d’Ornette et son équipe. Cette musique de deuil, ce débordement de vitalité dans le funéraire où le cosmos entier lutte fut ma première rencontre avec ce musicien iconoclaste et joueur, mais aussi avec la pratique de l’ethnomusicologie et la force épistémo-esthétique de celle-ci.
Second essai consacré aux bootlegs, et déjà je triche : cet enregistrement n’est en effet pas le fruit d’une contrebande, il est en réalité un peu connu. Il figure d’ailleurs sur plusieurs compilations consacrées à Albert Ayler (sorties sur les labels ESP disk et Revenant) et sera même diffusé par la radio française trois mois après – la puissance du jazz d’avant-garde en France dans les années 60 me fout toujours sur le cul, même si c’était clairement pas partagé par tout le monde, et Ayler sera d’ailleurs bien sifflé et bousculé à Pleyel, en 1966. Quand bien même, il n’existe qu’une seule captation, un peu à l’arrache, de ces trois thèmes (« Love Cry », « Truth Is Marching In » et « Our Prayer ») fondus en un hymne liturgique défiant la mort ; et on ne sait pas (à ma connaissance) qui l’a enregistrée. Cela me suffit.
De cet événement dramatique, on connaît donc les protagonistes « musiquants » touchés par la grâce cosmique de Coltrane, le lieu et le contexte. Mais la musique que l’on entend transcendent ces paramètres fondateurs sans les annihiler – elle les sublime, les absorbe. Tout est musique ici : un dieu est mort, et cela s’entend à chaque seconde. Le saxophone pleure, déchire de l’intérieur, s’envole toujours plus haut, entremêlé à une trompette fusionnelle, en contrepoint ; la batterie, dense, joué par un Milford Grave que je ne peux qu’imaginer en discussion avec l’âme du mort, roule sans arrêt, toujours plus intense ; discrète, la contrebasse densifie un peu plus le maelström. L’église elle-même est musicienne en ce jour d’été, et ses réverbérations, forcément célestes, lient les quatre musiciens ensemble, et au défunt.
Peu d’enregistrements in situ me secouent autant que celui-ci, à chaque écoute. Recueillement possédé, cette dernière offrande de seigneurs à l’un des leurs se clôture en un climax crié par Ayler – une véritable transe, et je n’utilise vraiment pas souvent ce terme. Il y a là une de mes vérités fondatrices : l’enregistrement est concis et ancré, sa qualité « un peu » crade, et l’effet de réel qu’il procure le sort paradoxalement du champ du document historique pour l’instaurer en tant que mythe, dépassant donc la frontière entre réalité et fiction – un peu comme Jean-Marie Mercimek dont je parlais la semaine dernière, mais d’une manière, très différente. C’est une forme musicale et sonore tenant presque du canon pour moi ; une saillie furieuse où le sacré s’incarne.
Ce que je cherche depuis mes premiers collectages se loge dans ces 6 minutes et 37 secondes : saisir le monde – comme je le répète souvent, peut-être trop – sans s’extraire de celui-ci ; le transmettre non comme une portion du réel, mais comme une possible vérité composite, résonnant en d’autres gens, en d’autres lieux, en d’autres temps.
Albert Ayler, qui aura soufflé tout son dedans avec une liberté terrifiante sur plus de vingt albums (sous son nom) en moins de dix ans, meurt trois ans après Coltrane, noyé dans le port de New York, à 34 ans. Ses funérailles n’ont pas fait grand bruit, et cette bruyante fureur, enfantine et sidérale, n’était donc pas infinie.
ps : si vous vous lancez dans la mission dantesque d’écouter entièrement The Albert Ayler Story sur bandcamp, ce disque-fleuve mixant musiques inédites et interviews, bravo à vous déjà, mais sachez aussi que l’enregistrement dont je parle aujourd’hui s’y trouve en 57e position.