Philip Sherburne écrivait à très juste titre dans Pitchfork en 2005 que Luomo et son album Vocalcity ont bouleversé l’esthétique de la house et de la club music en général au début des années 00, en déstérilisant le son microhouse/clicks & cuts pour le mêler à toutes sortes d’énergies générées par les drogues et la volupté, et du même coup, à des environnements bien différents des laboratoires qu’étaient alors les home-studios de cette première vague de la minimale européenne, c’est-à-dire les gros clubs d’Ibiza ou d’autres stations balnéaires de la Méditerranée, mais également aux boutiques de fringues, à pas mal de pubs et d’émissions télé et surtout à la fameuse chaîne câblée Fashion TV qui pendant des années matraqua ce genre de tracks de deep house lounge (le mot est lâché), officialisant l’union au départ contre-nature du glamour chicos (à prononcer de préférence avec l’accent toulousain) et de la rétention nerdy-protestante, la rencontre pas si fortuite entre Maurizio et Tom Ford (même si le fricotage avait commencé un peu plus tôt chez deux autres entités tout aussi antagonistes, en 1996, par ce choix de synchro dont je ne remettrai jamais).
Je ne vais pas parler de Vocalcity dans son ensemble et je dirais juste que Sasu Ripatti aka Luomo (aka Vladislav Delay aussi, pseudo de sa première incarnation dub-techno rigoriste) confie dans cet article que c’est selon lui son plus mauvais disque et qu’il regrette qu’on ait associé l’ensemble de son projet à cet enregistrement qu’il juge imparfait, voire amateur. Sa remarque me désarçonne car j’avais le sentiment que c’était au contraire un album de perfectionniste obsédé par le moindre micro-détail de chirurgie audio, ce qui d’ailleurs me gênait, bref, une fois de plus l’incompréhension domine les débats. En tout cas j’ai du mal à m’attacher à ce LP, même si j’y entends sans aucun doute une vibe qui fait résonner son époque avec une extrême justesse, une certaine couleur bien précise de feeling que je percevais à fond dans les premières années de la décennie 00, associée à des choses que je n’aimais pas forcément d’ailleurs, faudrait que je développe ces souvenirs mais ce n’est pas le lieu : ce que je veux souligner pour l’instant c’est que cette vibe dépasse le musical et retranscrit une proposition de lifestyle qui émergeait alors. Et je trouve cette vibe – une version 2000 de l’ultra-moderne solitude, qui injecte du confort voire du luxe au blues existentiel générique instillé par le capitalisme – particulièrement palpable sur un track qui, lui, est devenu au fil des années l’une des plages les plus durablement imprimées dans ma mémoire, malgré moi, alors que je n’avais pas accroché dessus au départ.
Il s’agit de « Tessio », un morceau chanté de douze minutes, ou plutôt une chanson de douze minutes – accessoirement le titre le plus streamé de Luomo – qui, ici plus que jamais, se place pile à mi-chemin entre Basic Channel et Stéphane Pompougnac, et qui osait donc quelque chose de très inédit voire de limite problématique pour moi durant cette era de goûts encore un minimum compartimentés, où tout le monde n’en était pas encore à écouter à la fois Détente, Starmania, Justin Bieber et Canardo.
Il y a deux voix sur « Tessio », qui chantent non pas à tour de rôle mais en même temps, parfois un peu l’une derrière l’autre mais surtout superposées, l’une est féminine et l’autre masculine mais aucune des deux n’est créditée, est-ce que c’est Ripatti qui assure anonymement la voix d’homme ? Mieux, aurait-il même pu manipuler patiemment les fréquences et tout le reste pour obtenir cette texture féminine, qui m’avait au départ agacé par son côté poseur, on sent l’actrice pas terrible qui tente un virage chanteuse ? Je ne sais pas, je ne trouve aucune réponse en ligne pour l’instant. Mais bien sûr la dimension dépersonnalisée de ce double chant intrigue encore plus, déjà que c’est téméraire de placer une voix tout court sur une instru aussi dense en dub et en reflets irisés, là on se demande carrément si c’est pas de la provocation d’amener ces deux pistes vocales super terre-à-terre, mondaines, au milieu de toute cette minéralité qui a priori pour exister n’a pas du tout besoin des hommes ou des femmes, ni même de chair.
Sauf que cette présence humaine offre une mélodie et des paroles qui font basculer la chanson vers quelque chose d’inouï. Pas forcément vers une beauté ou une grâce jamais entendue, juste quelque chose, une sensation qu’il est compliqué de ne pas assimiler à la mélancolie, mais une mélancolie réconfortante et isolante, sans pesanteur, sans gravité dans les deux sens du terme, et qui perturbe presque par le réalisme du cocon qu’elle façonne, on est à la frontière du cynisme, le discours semble dire un truc du genre « moi, mes sentiments bleutés et mon insondable désir nous sommes retirés dans nos appartements ». Que raconte cette voix mixte ? Des phrases sibyllines, qui pourraient être des messages que seuls deux amants peuvent comprendre, ou alors des fragments de conversations plus longues, un cut-up de textos ou de messages vocaux. Ça peut ressembler à une rupture amoureuse, ou sinon à une manière de dire, en rompant, que ce qui n’avait semblé être qu’une affaire de cul était en fait une vraie liaison sentimentale. Ou alors une façon d’entretenir une relation ambigüe, de dire qu’on peut continuer dans le flou, en acceptant de souffrir un peu tout en se disant que ça ira mieux, un désespoir amorti par la conviction que l’on sera « toujours tous un peu seuls » et que le monde n’est pas assez grand pour nos solitudes et nos amours et blablabla et blablabli – It’s just that the world ain’t enough, And it never was for the two of us.
Je ne sais pas trop, les mots sont désabusés, laissent entendre que finalement tout ça ne compte plus vraiment, il y a un dépit assumé, qui en même temps attrape les dernières lueurs de la passion, la prod digitale tout en pointillisme glace et apaise, le synthé qui fait des ressacs de deepness rassure autant qu’il plombe, on ne sait pas trop quoi en faire sinon en se disant allez ok on tourne la page la vie est faite ainsi, rien ne dure éternellement mais faut continuer à vivre même si c’est pour faire semblant. On sent une sensibilité de gens riches, pourquoi pas égoïstes, des individus qui ont assez d’argent et de confiance pour pouvoir vivre ce genre de situation sentimentale pas claire et de se permettre ce genre de choix et de non-choix. On est dans une approche possiblement néo-libérale de la vie érotique, et ça sent aussi le romantisme de projection – se regarder en train d’éprouver des affects. Ça pourrait se terminer comme ça, par ce climat de casual sex dans des chambres d’hôtel chères avec des vues dingues mais un design pâle, conçu pour ne pas être retenu.
Mais en fait, coup de théâtre : ça ne se termine pas. Ce qui démarrait comme un morceau de départ, ou de rupture ou de page tournée va décider de tout laisser en suspension. Là où on croirait pouvoir fermer le livre de cette histoire d’amour et de sexe, on se rend compte qu’il n’y a pas de dernière page, pas de quatrième de couv. Sa mélodie est répétée puis décomposée et, soutenue par la langueur claustro des arrangements et cette ligne de basse poignante de tendresse, très vite vient vous hanter, se montrer pleine d’échos et de fantômes. La prod a l’air juste d’envelopper au début, mais en fait elle vous cerne, vous paralyse dans une bulle invisible. Oui, on peut appuyer sur stop ou mettre un autre titre, mais ça n’y fera pas grand-chose. Car c’est une chanson que j’ai finalement beaucoup, beaucoup moins écoutée dans la réalité que je ne l’ai entendue dans ma tête, sans choisir, des centaines et des centaines de fois. Sa signature sonore d’apparence pourtant complexe réussit à se précipiter, à se figer dans les zones cérébrales assignées à l’activité auditive (et dans d’autres zones j’imagine) et en ce qui me concerne, elle y a emménagé depuis deux décennies. Elle ne m’écœure pas comme la plupart des autres earworms, elle ne fait pas peur non plus, mais elle est là, résonne je dirais au moins une fois par semaine dans mes oreilles intérieures, et tourne comme un mobile audio qu’aucune main n’interrompt. C’est à la fois le mouvement perpétuel de la house dubby, et le mouvement perpétuel de l’ambiguité sentimentale suggérée par les paroles, celui d’une séparation qui refuse d’être prononcée et qui plutôt de laisser les deux amants partir vers des horizons séparés les maintient dans un présent partagé quoique incertain.
Au-delà de ça, de cette stase au goût amer qui caractérise « Tessio », il y a donc aussi ce compromis quasi politique entre dub-techno moderniste et lounge-pop aux velléités club, voire after. C’est un morceau en 4/4 avec un beat constant et un vrai drive, mais il n’est pas dansant à proprement parler, il est trop éthéré, c’est le genre de choses qu’on veut entendre une fois sorti de l’agitation, avant de se coucher. C’est une chanson trempée dans des matières assez inhabituelles pour une chanson, et bien trop longue pour être un vrai hit normal, mais c’est quand même avant tout une chanson. Et cette mélodie qui obsède et ces textes sans issue font d’elle, à leur manière, une sorte spéciale de tube, qui transcende la somme de ses parties et neutralise les réflexes de goût et d’image de soi-même. Oui, sur le papier, « Tessio» sonne comme l’improbable projet musical d’une it-girl édité par Chain Reaction, et oui, le tunnel de pierre et de charbon que traversent en général les productions de Von Oswald et ses disciples se transforme ici en ascenseur de verre pour gratte-ciel londonien (ou de toute autre mégapole mondialisée). Mais malgré tout ça, cet alliage qu’on aurait dit sans avenir a façonné un des patrons sensoriels les plus omniprésents de la musique des années 2000 (et même au-delà), que le veuille ou non Sasu Ripatti.
3 commentaires
Super article, bravo.
merci !
oOooooOooooooo en apesaaaaaaaaanteur