Comme le rappelait mon cher collègue Étienne Menu dans ses deux articles de la semaine dernière, pas de de top de fin d’année chez Musique Journal. C’est un geste assumé de notre part mais chacun de notre côté – on s’est pas concerté, n’avons pas discuté modes de production, fétichisation et aliénation. Non, il s’avère juste que cette pratique, aujourd’hui mercantile au plus au point, n’a pas/plus vraiment de sens, au moins pour moi. Je ne vais pas refaire « son » match, mais plutôt décaler un peu le propos, le reprendre à ma sauce : oui, il sort une quantité de disques tellement énorme qu’il est de toute façon IMPOSSIBLE de poser une oreille sur tout. On le sait, plus besoin de subir le truc, mais on se laisse quand même pas mal prendre. Mais à quoi bon, franchement ? C’est quoi le but, avaler le plus de trucs sans jamais réussir à les digérer ? Vous me direz, ça cadre plutôt bien avec l’esprit de Noël, mais faut pas pousser.
Je ne veux pas faire le pisse-froid, mais pour moi ça participe un peu du même truc, cette surabondance de classements, de bouffe, de machins qui clignotent. Oui, c’est super de pouvoir se retrouver en famille pour les fêtes, d’avoir des rites qui nous rassemblent, les cadeaux aussi, pourquoi pas, mais je dois quand même me rendre à l’évidence : mes contemporains me donnent de moins en moins envie de les fréquenter, et du même coup de connaître les tréfonds et/ou façades de leur âme musicale. La réaction majoritaire à la grève « surprise » des contrôleurs (soutien total les gars, enfin une équipe qui a compris qu’être disruptif, ça va dans les deux sens) par exemple, me fout des aigreurs incommensurables. Ce mépris de classe – voir intra-classe, on en est là –, marque d’un égoïsme sans borne, c’est juste interdit, et aucune recommandation et liste d’aucune sorte ne pourra guère l’aplanir. Après, tentez de me convaincre, je n’attend que ça !
Et s’il faut absolument faire un classement, je dirais que cette année est super bien placée dans mon top 3 de l’angoisse : je crois qu’on a tout eu, sauf les sauterelles et les météorites, mais on sait jamais, il leur reste encore quelques jours pour débarquer ! Je n’ai pourtant pas de quoi me plaindre à titre perso : j’ai une vie cool et j’ai trouvé un boulot chez Musique Journal, mais c’est à croire que le bonheur individuel ne suffit pas, des fois.
Mais parlons quand même un peu de musique ! Je suis donc plutôt moite-moite sur les traditions de Noël et autres, mais j’aimerais quand même vous partager un petit mantra musical pour vraiment clôturer / enterrer / faire disparaître / annihiler l’année 2022. Il s’agit d’un morceau figurant sur la compile « DJ/Rupture present CIAfrica – Clan Des Indigenes Accables Of United States Of Africa », dinguerie curatée par DJ/Rupture à partir des archives du collectif Ivoirien CIAfrica donc, et sortie sur son label Dutty Artz en 2010. Un disque vraiment chouette mais complètement passé en dessous de tous les radars, quasi pas dispo sur le web, disséminé en partie sur plusieurs comptes YouTube où les chansons ne comptent souvent que 200 à 300 vues et sont accompagnées de clips bien croustillants.
Ce disque, que m’a fait découvrir cette année ma chérie, fan appliquée de Jace Clayton (aka DJ/Rupture donc, musicien tout décloisonné du break, mental à souhait, que j’avais découvert dans un mix de monsieur Jean Carval avec ce track), se reçoit forcément comme une claque. On entre dans une dimension du hip-hop au plus haut point syncrétique : au niveau des instrus – s/o aux producteurs Greendog et Angelospi, ces sons c’est encore le futur aujourd’hui – à la fois 100 % made in Abidjan, britanniques et jamaïcaines af, ricaines un peu aussi, mais avec des paroles qui mélangent français, anglais, langues vernaculaires et argots ivoirien, portées par des voix aux façons de poser super riches, parfois étonnantes. C’est engagé et littéralement balistique, sur-compressé, ça mange la tête et part dans tous les sens (lyrics religieux, anti-corruptions et « conscients », voyous, faites votre choix) ; un truc à ressortir la guillotine, quoi ! Le collectif est constitué surtout de gars (Manosa, Barboza, Panorama, Babylon Residence, Manusa, Messengers), mais c’est un des deux tracks de la seule artiste féminine du crew qui prend pour moi bien sens en cette fin d’année, en tant que bonne résolution : « J’reste une hard », de Nasty.
Ce morceau dure 2 min 42, et dans ce laps de temps relativement court, tout y est pour renverser l’oligarchie : l’attitude et les paroles bien vénères, déterminées ; les nappes façon « opération terre brûlée », la rythmique grimy sèche et coupante. Quand j’écoute cet ego trip que je qualifierais de « sourcils froncés », je ne suis pas forcément plus serein mais je reprends confiance en moi, en la puissance potentielle de la collectivité de nihilistes à la limite du break mental que nous formons toustes. Le flow de Nasty est élastique, tombe toujours comme une sentence, croule sous, écrase. Son timbre bouillonnant appelle à l’émancipation par l’exemple, sans donner de leçon : je fais mes bails, rien à foutre, c’est la survie de toute façon. Une interjection bien sonnante à tout les galérien·nes de la planète. Je ne me dis plus « mais quelle merde va encore nous tomber dessus, cette semaine ? » mais plutôt « je suis prêt, venez, je vous attend, je ne vais clairement plus subir une once de vos conneries sans rien dire ! ». On verra bien si ça tient sur le temps long, ce mood de guerrier, mais je l’espère grandement !
En tout cas, allez écouter le reste de la compile, on le trouve sur internet, faut y mettre du sien mais c’est pas impossible, et vous trouverez des pépites de malaisance en prime, c’est le jeu. Y’a pas de répit là-dedans, c’est pyrotechnique et clinquant, bien infusé dans le grime et le dancehall, le reggae aussi, et généralement dans cette brillance « glossy » et globalisée circa 2000’s. Il y a un tas de références, autant dans les sons que dans les textes (qui sont parfois très progressifs ou carrément réacs, des fois les deux étrangement, mais jamais tiédasses) que l’on ne capte qu’à moitié ou pas du tout, mais la révolte reste contagieuse.
Désolé de vous avoir fait passer mes humeurs en tout cas, je m’emporte d’une manière un peu juvénile des fois mais ça fait du bien, aussi ! J’aime fondamentalement cette communauté improbable que l’on appelle l’espèce humaine, mais elle rend ça un peu difficile ces derniers temps, on est d’accord ? Bref, du son intense et fondamentalement expérimental avec 1000 vues max sur YouTube, des hits corrosifs qui font partir les jambes en freestyle, voilà ce que je vous souhaite pour 2023, chères et chers semblables !