Il y a maintenant trois ans (à quelques jours près), Étienne « Chef » Menu nous disait son amour inconditionnel, quasi obsessionnel, pour deux albums de la chanteuse Kofi sortis au tournant 80/90 sur l’excellent label de Mad Professor, Ariwa. Je pourrais disserter continuellement sur cette musique qui m’a permis d’accepter – voire d’accéder à – ma « caribéanité », et ce de manière assez paradoxale puisque si ma mère est guadeloupéenne (le zouk love, même s’il y a des trucs classe, n’est pas le lovers rock, on ne va pas se menti), c’est plutôt mon paternel au bronzage Loire et Cher qui m’a enseveli sous cette vibe. Après tout, comme le dit très justement Edouard Glissant, la Caraïbe, c’est la créolisation, l’impur, l’archipel, la mélasse mélangée, volontairement ou non. Dans cette optique, être métisse devrait être une chose banale aux Antilles, c’est pourtant carrément l’opposé dans la vie véritable – mais c’est encore une autre histoire.
C’était la Saint-Valentin il y a quelques jours, et même si c’est ringue, commercial et pas forcément dans l’air du temps, une chanson d’amour chavire toujours le cœur. Dans le cas du lovers rock, elle le comble, réalise des variations sur ses nombreuses incarnations, l’enserre dans un écrin composé d’une multitude de sentiments parfois contradictoires, le sert d’arrangements langoureux et intelligents. C’est un élan qui ne se trouve que difficilement contrarié tant il est puissant, alors même qu’il s’enracine dans une matrice patriarcale et hétéronormée évidente. Oui, le romantisme est un ensemble de normes, et le lovers rock en est la sublimation, la forme la plus pure, la plus noble. Voilà c’est dit, signé, tamponné, définitivement. Pas d’ouvrage de déconstruction d’envergure ici, mais peut-être la possibilité de travailler avec des abstractions, comme en mathématiques – c’est déjà ça.
Cette, musique si finement ouvragée, est incontestable, irrésistible, rend sensible et incarne l’exponentialité paradoxale – à la fois excès et dosage parfait – du sentiment amoureux, d’une manière unique. Pourtant, malgré mes ponçages successifs des différents catalogues du genre, je découvre encore des trucs, m’éblouis de la diversité de ces formes qui collent si bien à leur objet, jusqu’à se confondre avec celui-ci. C’est notamment le cas avec Vivian Jones, musicien évidemment membre de la diaspora jamaïcaine en Grande-Bretagne (même s’il est né en Jamaïque), un temps affilié à Jah Shaka et Bobby Digital (pas RZA, l’autre), un temps conscious et root (ce qui n’est pas du tout contradictoire avec les expérimentations de studio sentimentales, surtout en Angleterre), et à qui l’on doit aussi une trilogie lovers rock parfaite, sortie entre 1989 et 1995, aux titres explicites : Jamaica Love xxx (à la pochette ultime, voir ci-dessus), Strong Love et Love is For Lovers. Certains morceaux n’étant pas disponibles sur le net, j’ai réalisé un petit patchwork avec ce qu’il y avait en stock
Je ne me lancerai pas ici dans l’analyse musicologique systématique (enfin pas trop), je préfère vous laisser boire sans retenue à la source de ces élixirs, ces liqueurs pures à 99 %. On peut quand même noter que la musique de Vivian Jones est, au moins dans cette triade, esthétiquement très unie et marquée par une production sophistiquée mais pas indé pour un sou. Le but, c’est de taper des tubes, assurément chiadés, mais des tubes quand même. On est esthétiquement au climax sonore de l’époque, entre le skank digital (évidemment), le slow jam façon quiet storm, la soul UK et US mais aussi la pop radiophonique au sens large. La mission c’est l’amour, à tout prix et sans retenue. Une fois ça de posé, plus rien n’interroge : les arrangements estampillés diabète de niveau 3 servis en tronçons d’autoroute bien calibrés, la multitude de petits détails audacieux, les feuilletés de chœurs, les synthés plus ou moins extravagants (« Sensitivity ») et océaniques (« Trying », « The Hurt »), les refrains imparables qui transmettent une langueur outrageusement suggestive (« Summer in the City », « Strong Love » ou « I Care », les saxos !) ou une mélancolie insondable (« Trying », le désespoir !).
Le son des drums et des basses, synthétique ou non, sonne toujours très 80’s, bien sec et digi, une constante tout en ruffness donnant encore plus d’amplitude aux orchestrations, et nous rappelle que le hardcore continuum n’est jamais très loin – comme sur « Good Morning », avec ce petit fill de batterie ragga-dancehall ou « I Care » et son kick prolongé et tonalisé, parfaitement complété par une ligne de basse sinueuse. Y planent les ombres de Mad Professor ou Prince Jammy, comme sur ce « Love is for Lovers » à la basse façon Computerised Dub hybridé.
L’autre atout majeur de cette musique, c’est bien sûr la polyvalence de la voix de Vivian Jones. Il va toucher bien haut, s’y installe, à l’aise, puis redescend, exploite une certaine fragilité sans oublier de charmer, encore et encore. Le gars incarne l’amour (le sentiment mais aussi la pratique charnelle), il est osé, too much mais jamais vulgaire – en parler suffit presque à m’émoustiller ! Notons par ailleurs que Jones, qui approche aujourd’hui les 70 ans, est toujours actif, notamment via son label Imperial House Music ; allez faire un tour sur son Bandcamp, c’est géré comme un truc d’ancien mais ça regorge des pépites graphico-visuelles, comme cet album sorti en 2014.
J’avais à l’origine construit cet article comme un dialogue entre la musique de Jones et celle d’une autre chanteuse affiliée à Ariwa à la discographie impec’, Aisha (née Pamela Ross et qui a par ailleurs fait les chœurs sur Love is for Lovers), à qui l’on doit plusieurs morceaux lovers rock grandioses, notamment sur son album There is More To Life de 2005. Mais à la réflexion, je prendrai le temps d’un article dédié pour vous parler de la musique de cette grande dame et de sa collaboration au long cours avec Mad Professor – on y croisera aussi Sly & Robbie, Horseman, Errol « Black Steel » Nicholson (également présent sur Love is for Lovers, comme par hasard) et même Macka B. Histoire de vous mettre l’eau à la bouche.