Monsieur Shepp, Archie free à Alger

Archie Shepp Live At The Panafrican Festival
BYG Actuel, 1971
Écouter
Spotify
Deezer
Apple Music
YouTube
Musique Journal -   Monsieur Shepp, Archie free à Alger
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Archie Shepp est encore vivant. À 85 ans, il joue encore. C’est quelque chose dont je m’ébahis assez souvent. Il y a bien sûr le cas Marshall Allen qui, à 98 ans, continue de leader et de jouer avec le Sun Ra Arkestra, et on est un peu dans un cas similaire avec Archie : une force qui plie les lois organiques par sa vitalité et sa dévotion. Jean-Louis Costes a peut-être vu son fantôme, mais moi, j’ai l’impression de l’avoir connu toute ma vie, de ne pouvoir l’envisager qu’au présent. Il est une figure tutélaire de « mon » jazz, bien free, révolutionnaire et spirituel, exigeant mais accessible dans le même temps. Pas chaque année mais presque, à l’occasion de Sons d’hiver ou de Banlieues Bleues, c’était le pèlerinage : dans une salle de banlieue de Seine-Saint-Denis ou du Val-De-Marne, tonton Archie serait là, à jouer une musique impossible, à réussir des tricks qui me toucheraient instantanément pour certains, bien des années plus tard pour d’autres — et puis ceux que je ne comprend toujours pas aujourd’hui.

Par ses positions afrocentristes et son engagement, son audace esthétique et ses multiples collaborations, Shepp apparaît comme une figure intouchable, à la carrière exemplaire : ses collaborations avec tout le haut du panier de son époque, du genre Cecil Taylor, Coltrane, Steve Lacy, Don Cherry et Zappa ; Attica Blues, bien sûr, brûlot collectif anti-carcéral et appel au soulèvement général ; plus récemment avec la très bien nommée ANARCHIST REPUBLIC OF BZZZ — projet auquel participent aussi, entre autres, ErikM, Mike Ladd et Arto Lindsay —, ou Alpha Wann et Nekfeu (le morceau est pas pire d’ailleurs).

Du coup, la discothèque paternelle était parsemée de pas mal de ses sorties (dont le nombre est indécent), surtout récentes et achetées à la fin des concerts, comme autant de traces d’expériences, dont certaines ont bien marqué. Ceux qui l’ont vu jouer avec Chuck D, Rocé, Napoleon Maddox et Vicelow à Sons d’hiver en 2008 à Vitry s’en souviennent encore — oui, ça sonne super boomiz dit comme ça, mais c’était vraiment top, je vous jure ! Il faut bien que j’avoue cependant que, rétrospectivement et en règle générale, ses albums plus récents, à partir des années 1990-2000, me parlent moins que ceux des années 1960-70, voire 1980 pour certains. Ce n’est pas qu’ils soient mauvais, loin de là, mais juste trop propres, trop bien agencés — ce qui ne veut pas non plus dire qu’ils soient lisses. Ils manquent selon moi de l’intense bouillonnement qui caractérise les performances d’Archie Shepp, cette matérialisation d’une communauté luttant de concert (c’est le cas de le dire). Les traces sonores de la situation musicale en train de se faire manquent, voilà tout.

Et dans le rayon « intensité transcendantale et renversement du vieux Monde », il est un album selon moi central dans la discographie du saxophoniste à la voix mi-velours mi-toile émeri : Live At The Panafrican Festival. Un album que je ne connaissais pas, bizarrement, sorti en 1971 sur BYG (une institution française du jazz bien dégagée derrière les oreilles) et qui, comme son nom l’indique, est l’enregistrement par Barney Wilen (qui partira d’ailleurs après cela pour un périple de deux ans à travers le continent africain, qui aboutira au génial Moshi de 1972) de deux performances de Shepp au Festival Panafricain d’Alger en 1969 — notamment immortalisé par William Klein dans son film Festival panafricain d’Alger 1969. Une manifestation pluridisciplinaire à la pointe de la pensée décolonisatrice de l’époque, qui fut aussi une fête populaire se déroulant dans une ambiance révolutionnaire et radicale, à peine sept ans après l’indépendance du pays. Pendant une dizaine de jours, entre le 21 et le 30 Juillet, des artistes/militants/intellectuels de toute l’Afrique mais aussi de la diaspora américaine s’y retrouve pour créer et confronter leurs idées : des Black Panthers (Eldridge Cleaver est même là), Cheikh Anta Diop, Maya Angelou et Ousmane Sembène… Niveau musique, c’est le bal des pointures : Archie Shepp donc, mais aussi Manu Dibango, Miriam Makeba, Nina Simone, Oscar Peterson, Aminata Fall et même Barry White — il y a forcément une histoire derrière cette présence, je veux la connaître !

Mais Shepp n’est pas tout seul lors de ces deux concerts donnés à la fin du festival, les 29 et 30 Juillet — le premier en face de la mosquée Ketchaoua, et la seconde dans le cinéma Atlas. On pourrait même dire qu’il est carrément bien entouré : de collègues-compatriotes évidemment (Grachan Moncur III au trombone et Clifford Thornton au cornet, Alan Silva à la basse, Sunny Murray à la batterie, Dave Burrell au piano, les poètes Don L. Lee et Ted Joans), mais aussi de « musicien·nes du coin », si j’ose dire (qui ne sont malheureusement pas crédité·es : « musiciens algériens » sur « Brotherhood At Ketchaoua », et « musiciens touaregs » sur « We Have Come Back – Part 1 & 2 », on n’en saura pas plus). Ce qui est complètement fou, c’est que ce qui fonctionne ici c’est justement l’entremêlement des ces expérimentations et du jeu de ces musicien·nes traditionnel·les qui n’ont pas du tout l’air débousolé·es parce qu’iels entendent mais kiffent plutôt la vibe, et pas qu’à moitié. Et vas-y que ça part sur des ostinati de hautbois bien vénéneux ! Et que la rythmique serpente sans jamais perdre le fil ! C’est la révolution esthétique en action, des boucles en fusion et sans fin, fluidité totale. Les gens qui ont participé à ça peuvent se vanter, y’a pas de problème, moi j’en parlerais absolument tous les jours si c’était le cas !

Le possible petit côté exotisme ethnographique — la seule personne qui n’est pas racisée est celle qui enregistre, on ne donne pas les blases des participant·es « autochtones », la base — s’évanouie assez vite devant la qualité du musical et la profondeur spirituelle, historique de ces documents. `On reste cependant formellement dans du matériel vif et in situ. Wilen est dans une synchronie totale avec ce qui se passe, et cela ne m’étonnerait pas le moins du monde qu’il n’y ait pas de surplus, que deux ou trois bandes soient les seules témoins de ces moments de grâce. Avec un dispositif que j’imagine plutôt rudimentaire, l’ingé-son réussit à mettre en place deux mondes très différents, assurément contraint par les situations captées elles-même.

Sur le premier morceau, on est en extérieur, peut-être au milieu d’une foule, le son est très frontal et lié, c’est un gros déluge qu’on se prend dans la pomme ; mais sur le diptyque lui faisant suite, joué à l’intérieur, plusieurs plans se superposent pour un effet hallucinatoire. On ne sait plus qui fait quoi, la musique se transforme en même temps que la spatialité du son, c’est nawak. Cette fluidité de tout les instants, incroyable, rend l’écoute tout sauf monotone : impossible de prévoir ce qui va ensuite devenir prépondérant, de se figurer cet espace en mouvement.

Les soufflants s’éloignent et reviennent ; le piano, dans le fond, englobe discrètement le tout ; la section rythmique roule, gronde, s’infiltre, jailli parfois ; les claquements de mains, les sonnailles toutes proches puis imperceptibles, en tapis ; un hautbois dévisse la tête, comme les solos d’Archie ou de Clifford Thornton, fini par occuper le premier plan ; lointaines, les déclamations bien jazz de Don Lee et Ted Joans, qui des fois transpercent. Tout ça me rappelle un album de Sun Ra, The Futuristic Sounds Of Sun Ra, que BYG avait réédité en 1969 (tiens, tiens) avec un mixage improbable, on pourrait même dire scandaleux, mais que j’avais accepté en tant que tel, comme la marque d’une radicalité totale, mettant en place une ambiance super-étrange. Après, on est quand même sur autre chose avec Archie et ses potes, c’est la transcendance, chaque minute, chaque seconde ouvre de nouvelles possibilités, il y a une tension — notamment rythmique — de tous les instants, ça pourrait durer des jours, sans soucis.

On se rend vite compte que quelque chose de vital s’est joué durant ce festival pour ses participants, tenant à la fois de la création et de la continuation d’une cosmogonie commune. « We Have Come Back » démarre d’ailleurs par une courte et vibrante intervention d’Archie Shepp, en anglais, devant un public plutôt francophone j’imagine, mais tout acquis à son timbre, à son émotion palpable : « We are still Black and we have come back… Nous sommes revenus. We have comme back, and brought back to our land, Africa, the music of Africa. Jazz is a black power! Jazz is a black power! Jazz is an African power! Jazz is an African music! Jazz, is an African music! We have come back. » Un frisson parcourt la salle du cinoche, un chant de femme s’élève.

Ce disque magnifique me laisse sur le cul mais aussi un goût amer, je dois dire. Voir ce qu’il était possible d’organiser, de faire, de penser en 1969 et ce à l’échelle d’un État — qui n’était pas tenu par des enfants de chœur, certes, mais est-ce le cas quelque part ? — me paraît incroyable, m’emplit pour un court moment d’espoir. On était dans de la posture politique, c’est sûr, mais celle-ci imaginait au moins un futur commun, expérimental et carrément transcontinental. Puis je pense à 2023, et tout cela me semble loin et impossible. Cette soif d’un autrement collectif et frondeur ? Pas en très grande forme. Après, il ne tient qu’à nous de la rendre vigoureuse ; mais il faut le dire (très) vite.

Eric Rohmer, ethnomusicologue en Bretagne avec Melvil Poupaud et Gwenaëlle Simon

Analyse d’une chanson de marin composée presque en temps réel dans le Conte d’été (1996) d’Eric Rohmer, et joie de voir ce réalisateur connu pour son usage très réduit de la musique lui donner soudain un rôle aussi important. 

Musique Journal - Eric Rohmer, ethnomusicologue en Bretagne avec Melvil Poupaud et Gwenaëlle Simon
Musique Journal - L’anthologie Dynam’hit fait le tri dans la variété house de brocante

L’anthologie Dynam’hit fait le tri dans la variété house de brocante

Pour passer un weekend léger, on vous recommande l’étonnante anthologie Dynam’hit sortie chez Born Bad, qui explore la variété française option dance/house du début des années 1990. Et vous pouvez également aller écouter le patron de Born Bad interviewé sur Arte Radio, pour la collection de podcasts Transmission.

Yannick et Brandon sont très nature et très découvert·e·s

En synchronisation avec un numéro du zine Groupie qui leur est consacré, Musique Journal vous propose aujourd’hui d’écouter les chansons de Yannick et Brandon, duo réunionnais queer qui réussit le rare exploit de faire de la musique à la fois drôle et militante, fun et engagée.



Musique Journal - Yannick et Brandon sont très nature et très découvert·e·s
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.