Sans aller jusqu’à dire qu’il est tombé dans les oubliettes de l’histoire, je trouve qu’on n’écoute plus autant James Brown qu’à une époque, qu’on le cite moins, qu’on le respecte moins musicalement (je précise « musicalement » puisqu’il n’était pas du tout respectable humainement, on sait qu’il a passé une bonne partie de sa vie à frapper et violer des femmes). Les jeunes auditrices et auditeurs, du moins en France, ont l’air de lui préférer en matière de funk et de soul « à l’ancienne » des artistes comme Marvin Gaye, Stevie Wonder, Diana Ross, Curtis Mayfield, Isaac Hayes, Sly Stone, Minnie Riperton, etc. Soit des personnalités qui ont commencé plus tard que lui et dont le travail colle sans doute mieux à ce qu’attendent les mélomanes qui ont grandi avec Internet : des runs de singles tous plus parfaits les uns que les autres, et des albums super chiadés, candidats à la certif « classic material », qui donnent l’impression que les auteurs et autrices ont passé des mois entiers voire des années enfermé.e.s dans leur studio et dans leur for intérieur pour les offrir à leur cher public. Oui, certes, James Brown a sorti pas mal de hits, dont quelques-uns sont devenus si énormes qu’ils sont devenus malgré eux des jingles, des logos sonores. « Sex Machine », « It’s a Man’s Man’s Man’s World », « I Feel Good », « Papa Got A Brand New Bag » sont ainsi quatre chansons que tout le monde a entendues au moins 300 fois sans choisir de les écouter, elles sont « indécouvrables », à part par les mecs de cette chaîne de first reaction dont j’ai du mal à croire qu’ils les entendent pour la première fois.
Mais à part ça, je ne suis pas sûr que tant de fans de musique français soient capables de citer, là, tout de suite, sans réfléchir, cinq autres tubes de James Brown. Quant à ses très nombreux albums, le Géorgien les a en général envisagés comme des collections de morceaux, des assortiments de tracks dansants, de balades plus ou moins chaloupées et de plages laidback où s’exprimait son surmoi jazz, mais en tout cas presque jamais comme des œuvres d’un seul tenant, avec un début et une fin, une histoire ou un message. Le délire « studio comme instrument », c’était pas son truc : il enregistrait surtout pour avoir du nouveau matos à jouer sur scène, avec des musiciens tight comme pas possible, car, on le sait, menacés de se prendre des amendes s’ils se foiraient. Il faut aussi dire que la musique de James Brown, surtout à partir de son invention funk vers 1967, est le contraire d’un environnement propice à l’expansion ou au mélange, au récit, à l’interaction, l’identification. Elle est un discours quasi définitif, qui évolue en circuit fermé, saturé par sa propre énergie, une énergie qui se fout presque entièrement de la sophistication des mélodies ou des arrangements, un champ magnétique qui par nature exclue des tas de choses, comme un phénomène chimique ou physique (m’en demandez pas plus, j’ai un bac L option anglais, épreuve scientifique coefficient 2 avec matière tirée au sort). Je me rappelle avoir plusieurs fois vu son œuvre décrite comme une grosse machinerie, voire comme une usine à groove ; et plus que de mécanique, je pense que c’est de pneumatique dont il faut parler au sujet de cette expérience alors sans précédent dans la pop, une tension inspiration/expiration gérée par un vaste corps fait d’instrumentistes au cordeau et de pas de danse surnaturels. Cette espèce de désintérêt pour le studio n’est pas non plus total, puisque la captation des snares et des guitares rythmiques offre bien sûr un rendu de taré, le genre de son utopiquement parfait qui peut vous persuader de ne plus écouter que ça. Mais comment dire, il y a au fond de cette musique un minimalisme, une autosuffisance, une radicalité esthétique en action. Parfois, en enchaînant ses titres les plus tendus, on en vient à se sentir prisonnier d’une obsession, une obsession jouissive, mais disons qu’on sent que les choses vont rester là où elles sont, dans ces cercles concentriques de funk dessinés par les cris de James, le chicken scratch de la guitare, la basse omnisciente et bien sûr cette batterie qui défie la notion même de fixité, d’appui.
Il existe pourtant un morceau de James Brown qui contredit cette idée d’univers sonore autonome (et il en existe sûrement d’autres, je n’ai pas écouté l’intégrale de ses travaux) et qui s’appelle « There Was A Time ». Comme pas mal de titres du répertoire brownien, il en existe plusieurs versions souvent très différentes, et la première que j’ai entendue est la plus répandue, extraite de l’album I Can’t Stand Myself When You Touch Me, sorti en 1967 avec son premier groupe historique, les Famous Flames, mais j’ai l’impression qu’ils sont crédités pour des raisons contractuelles car Brown n’allait pas tarder à les virer, et que ce sont en fait un groupe de blancs de Cincinnati qui jouent, les Dapps. J’ai essayé d’y voir clair dans ces histoires de zicos mais c’est pas simple, souvent les gens ne sont tout simplement pas mentionnés, parfois on dirait au contraire qu’il y a presque trop de gens, bref, je renonce à l’exactitude sur ce coup-là, surtout quand je me rends compte que ce que je pensais n’être qu’une seule et même version en sont en fait deux jouées à un an d’intervalle, et probablement avec des instrumentistes distincts, et pourtant sonnent sensiblement identiques – il faut croire que James Brown savait comment imposer ses idées à « ses hommes ».
Ce qui me frappe dans cette chanson, c’est sa phrase de guitare jazzy, un riff pas sévère du tout, qui plutôt que coincer l’expression ouvre une brèche vers un ailleurs, un horizon limite babos, californien, et annonce de façon discrète le psychédélisme qu’embrasseront les productions afro-américaines des années suivantes (les Temptations, Sly, Clinton, et bien sûr Wonder et Gaye). Et le groove avance lui-même de manière plus ouverte, plus ample, on devine un sentiment de léger lâcher-prise, même si la discipline reste quand même aux commandes. J’en parle dans le calme et la bienséance mais en vérité si vous écoutez le morceau, vous allez comprendre en deux secondes que son groove fait partie des choses les plus irrésistibles, les plus possédantes (pas au sens marxiste), en fait je me dis qu’on peut mourir juste après, ce sera pas si grave. Les paroles contribuent à ce truc puisqu’elle relèvent du « performatif » : James Brown y raconte à chaque couplet qu’il existe dans tel ou tel endroit un pas de danse typique (le boogaloo, le mashed potatoes, le jerk), et au lieu de chanter un refrain, il exécute le pas en question, puis finit par dire qu’il y a un pas qu’il connaît mieux que tous les autres, c’est le « James Brown ». Matez les deux vidéos, en positions 2 et 5 de la playlist, sous la déferlante de ses musiciens qui envoient le feu sans se faire prier, la dévastation est nourricière, la politique de la terre brûlée se justifie ici de façon immanente, telle la justice des anciens.
Parmi les autres versions, j’adore celle la vidéo 4, à Dallas en 1968, où le légendaire Clyde Stubblefield balance le pattern funky drummer à vitesse grand V, c’est pas encore le Amen de la jungle mais c’est proche de ce qu’on a pu entendre au début des nineties dans la breakbeat house et surtout dans les tracks breakés des Masters At Work. Call and response en veux-tu en voilà, sentiment d’infini, logique évidente des éléments en place, les guitares de Jimmy Nolen et Alfonso Kellum ne touchent plus terre, le cosmos funk s’impose à nous et nous rend autres, la mission est achevée sans même qu’on ait compris qu’elle nous avait embarqués. Il y a aussi la vidéo 5 (référence manquante), qui plonge au cœur d’un tourbillon rhythm’n’blues méga speed, on songe un peu au garage de la même époque, mais c’est peut-être parce que le son est crade, mais oui cette basse n’est pas loin de péter la courroie qui fait tenir tout ça, sauf que ça dure onze minutes donc en fait on se dit que c’est solide, le risque est maîtrisé. Et sur les pas de Brown, que dire ? Sa veste coupée très court, ses cheveux aussi, avec une sorte de banane, son corps électrisé, sur le qui-vive en permanence : si le funk libère, c’est surtout parce qu’il absorbe au départ toute la tension subie par les Afro-Américain·e·s au cours de leur histoire, et c’est une musique qui malgré sa réputation festive et joyeuse prend racine dans une négativité quotidienne, une souffrance de chaque instant, son énergie naît contre l’énergie de l’oppression, c’est tension contre tension. Il y aussi une version (vidéo 6) ouvertement jazz à la Arnaud Sagnard (qui m’a d’ailleurs fait redécouvrir « There Was A Time » lors d’un réveillon chez lui voici dix ou douze ans), avec le Louis Bellson orchestra, mais la batterie reste folle ; une autre encore (7) qui reprend la version originale mais avec un saxo à la place de la voix de James. La 8 et la 9 sont quant à elles des déclinaisons live extraites du LP It’s A Mother et où le chanteur fait presque exactement ce que fait Eddie Murphy quand il l’imite dans un fameux passage de son spectacle Delirious en 1983 (vidéo 17).
J’ai aussi ajouté deux super reprises des Jackson 5 (12 et 13), plus un remix pas mal de Kenny Dope (14), ainsi qu’une version tardive (le 15, avec déjà Bootsy à la basse et ça s’entend, le truc est tout de suite plus taquin, plus flirty) qui assez vite devient peu ou prou un autre morceau avec d’autres paroles. Je n’ai peut-être pas bien regardé mais j’ai l’impression qu’une fois maqué avec les JB’s, Brown n’a plus enregistré de nouvelle version du titre, même s’il l’a joué (vidéos 2 et 11) lors d’un Late Show de Letterman en 1982, où l’ambiance est incroyable, les gens sont assis mais peuvent pas s’empêcher de danser et de hurler, là on se dit qu’on aurait bien aimé être sur place.
J’ai aussi, pour le fun, mis cette vidéo (la 16) de 83 où lors d’un concert à L.A. James joue le morceau sur scène et invite d’abord Michael Jackson puis Prince, qui fend la foule porté sur le dos de son garde du corps, met un temps pas possible à se mettre à jouer, se fout torse nu, et finalement laisse sa gratte et ne chante même pas, bref il nous aura vraiment tout fait celui-là alors !
Dans les paroles de « There Was A Time », James Brown chante à un moment dig me now et on se dit que le funk ressemble de fait à un sillon, un canal inépuisable, qu’on creuse sans fin, avec sa temporalité propre, j’ai envie d’abuser en disant que c’est une forme prototypique de métaverse, ou peut-être juste de musique-monde, où l’on entre non pas tout à fait comme dans l’Enfer de Dante mais en tout cas comme dans un espace qui serait une drogue, un lieu d’addiction et d’extase dont on ne détiendra jamais vraiment les clés. Le funk de Brown ou de tous ses disciples autres est une vaste terre à creuser, et en s’enfonçant toujours plus profond dedans on touche paradoxalement les cieux. Oui, c’est étrange de se dire que l’homme responsable de tout ça a été un individu sinistre dans sa vie privée, et ça fait bizarre de se laisser prendre sous l’emprise de sa musique alors qu’on sait qu’il a concrètement asservi des femmes. Je ne sais pas quoi dire, est-ce qu’il faut arrêter de l’écouter et de parler de lui ? Est-ce que ça a un sens d’ignorer l’influence plus que prépondérante (voire l’influence LA plus prépondérante) qu’il a eue sur cinquante ans de musique ? Est-ce que l’usage fragmenté et démocratique de son œuvre par les beatmakers rap et les producteurs house ou jungle ne permet pas de l’envisager non plus comme un artiste individuel, mais comme une sorte de corps sonore sans identité propre, et réactivé par des milliers d’autres artistes ? Il faudrait essayer de répondre à ces questions mais en attendant j’écoute pour la millième fois « There Was A Time » et je suis désolé mais je n’ai aucune possibilité de nier que c’est l’un de mes cinq ou dix morceaux préférés de tous les temps, et probablement l’un des plus époustouflants produits de la musique populaire moderne.
2 commentaires
Il y a une meilleure version de la 5 qui est incomplète, il manque une partie (la plus folle) avec un changement de rythme de malade
https://www.youtube.com/watch?v=n0rOo8bX6P8
Ce concert est donné à Boston le lendemain de l’assassinat de King.
Je dis des conneries c’est un autre morceau. Mais le passage de l’un à l’autre est quand même ouf.