Rrrrose parlait avant-hier de Hatsune Miku, vocaloid dont la voix de synthèse figure sur des centaines de milliers de chansons, mais même sans interprète artificiel la pop japonaise semble depuis les années 1970 se montrer immensément plus productive que la pop occidentale. Si ça se trouve, ce n’est que ma semi-ignorance qui me donne cette impression et cette vitalité n’est pas si spectaculaire quand on étudie les chiffres de plus près.
Mais bon quand même : si on regarde par exemple les discographies individuelles des membres d’Aragon, groupe eighties que je voudrais vous faire écouter aujourd’hui, on note qu’en dehors du très laconique chanteur et leader du projet Kazuhiro Nishimatsu, les quatre membres de la formation ont chacun des centaines de mentions sur Discogs, qu’ils ont joué sur des musiques d’anime comme sur des albums de smooth jazz ou de city pop, des singles d’idoru ou des spectacles de fusion multiculturelle aux ambitions indéchiffrables. Keishi Urata et Tadashi Namba se partagent les claviers, Tatsuo Hayashi est batteur et à la gratte, c’est Tsuyoshi Kon.
Difficile de dire qui a créé quoi et pensé quoi sur cet unique album d’Aragon, sorti en 1985 sur un label nippon appelé Invitation et réédité en 2016, toujours au Japon, par Japanism en coprod avec l’antenne de HMV dans l’archipel. Je crois deviner que Nishimatsu est à la manœuvre et que d’autres musiciens de session non-membres du groupe viennent jouer de la basse ou des percus, mais en tout cas le résultat sonne pour moi comme un fantasme ultime de pop envapée des années 80, de chansons électroniques taillées dans la matière dont sont faits les rêves, ces mirages synthétiques conjurés en studios hyper haut de gamme, générateurs de la néo-aura de tant de morceaux eighties que j’aime et dont j’ai déjà parlé ici, que ce soit dans la sophistipop, la world chicos ou pas mal de disques AOR dépendants des machines.
Ce disque, c’est beaucoup d’espace et d’effets d’espace, des compositions écrites avec un goût jazzy pour la circonvolution mais aussi pour la retenue et l’ennui, et puis la voix androgyne, haute mais rauque de Nishimatsu, qui me rappelle, tenez-vous bien, celle de notre chère Catherine Lara, certes en moins rock, mais tout de même c’est parfois frappant. Une voix jamais mixée très en avant : sans être en plein milieu des instruments, le mec les fréquente tout de même d’assez près, même s’il sonne souvent isolé, ou sur le côté. En fait sa présence chantée-parlée tient presque de celle d’un acteur-chanteur d’opéra, surtout que la musique prend parfois des tournures narratives évidentes : chaque instrument a sa petite histoire à raconter, ou dialogue avec un autre comme des âmes sœurs ou juste des copains de voyage, et même si on ne comprend pas les paroles, on pressent que les chansons suivent un fil, voire un chemin vers un but à définir, comme sur «手編の音符 » avec ses chœurs qui en font des tonnes.
Le tag ethno-ambient affilié au disque sur certains sites me semble légèrement abusif. Oui, il y a des espèces de faux violons irlandais ici et là (sur «力車 »), ou des instruments qu’on imagine japonais quoique récréés par des logiciels, ainsi qu’une forte suggestion de grands espaces et de liens à la nature, ça ok. Mais dans l’ensemble on entend surtout un disque de gros musiciens de sessions qui donnent à peu près tout ce qu’ils disent qu’ils savent faire dans leur book, et ce avec beaucoup beaucoup d’enthousiasme et de précision.
Si le feeling de l’album est incontestablement homogène, les morceaux considérés un par un diffèrent en revanche vachement les uns des autres, en termes de genres mais aussi de densité, de couleurs, de moods, on a des tracks qui tiennent de cette esthétique consolatrice post-baba très pleine, une utopie fragile de réconciliation (le tube du disque, le sublime « Horridula » ou le susmentionné « 手編の音符 » ), d’autres tout en sobriété qui sonnent comme des faces B d’Anglais en costard Armani (« Polaris »), d’autres encore qui virevoltent et jouent sur les contrastes et pourraient faire partie d’une comédie musicale arty sur, mettons, l’histoire d’une héritière des chantiers navals d’Okinawa torturée par son amour pour un docker aromantique qui l’initie au butoh (le premier track). Pas mal d’ambiances au choix dans ce merveilleux album, qui me rappelle la Maurane late nineties et donc la protohistoire de la vaporwave, mais qui surtout me rend heureux, ou du moins heureux d’être un minimum sensible à la musique. Peut-être que les siblings d’Orsay du duo Uman l’avaient-ils écouté ? Je ne sais pas, mais le disque sonne comme un vrai boss de fin de cet idéal de lifestyle mélancochic de l’époque, appliqué à la musique. Mais je peux me tromper et je ne demande qu’à découvrir d’autres œuvres du même style, si ça se trouve Aragon été une sorte de Velvet du Soleil-Levant et fait naître mille groupes dans son sillage, que la densité du paysage sonore nippon cache mais qui n’attendent que nous pour être redécouverts.