« blue smiley are one of the best bands of all time » : voilà ce que dit Dylan Vaisey, membre du groupe Full Body 2, l’un des meilleurs de la scène shoegaze actuelle de Philadelphie. C’est aussi ce qu’on a dit de milliers d’autres groupes moyennement importants avant lui, donc c’est bien sûr à prendre avec des pincettes, mais cela résume bien l’effet de fascination qu’exerce encore blue smiley sur une cinquantaine de groupes dans le monde, dont la majorité semble localisée à Philly – quelque part entre cent entrepôts fermés, un labyrinthe d’avenues fantômes et cet inexorable brouillard d’ennui entourant cette ville autrefois industrielle.
blue smiley, de Philly donc, Pennsylvanie, ont sorti deux albums parfaits, ok en 2015 et return l’année suivante, tandis que le monde regardait ailleurs. Les albums d’alt-rock Pitchfork-core de ces années-là sont, entre autres, Currents de Tame Impala, M3LL155X de FKA Twigs, les bidules de l’inénarrable Joanna Newsom ou de Bon Iver, bref comme toujours l’équivalent d’un malicieux film de Wes Anderson, ou peut-être pire encore. Dommage pour blue smiley, car il s’agit d’un moment où – une redite de 1996, peut-être – le rock basique, franc et honnête, avec des guitares et des mecs sensibles qui aiment se la mettre une fois le soir venu, semble passé de mode, comme ça d’un coup. Enfin plutôt est-ce l’aboutissement de quinze années d’indie rock post-Strokes, en tout cas c’est clair que ça commence à emmerder à peu près tout le monde, et donc personne n’écoute lesdits deux albums parfaits de blue smiley. Même ceux qui devraient, c’est-à-dire les trentenaires américains qui vibent sur Ringo Deathstarr ou le brogaze de Nothing, les meufs nouvellement dans le monde du travail qui kiffent DIIV, eh bien non personne ne répond à l’appel, et le Bandcamp du groupe ressemble – peut-être encore plus alors que maintenant – à une ruine, il a déjà ce teint gris des Myspace Music morts dont on a égaré les log-ins.
Sur ce, le frontman du groupe Brian Nowell décède d’une overdose d’opiacés au mois d’octobre 2017. Témoignage des temps aurait dit Prince, le Model 3 de Tesla sort au même moment, ce qui fait de 2017 l’année la plus années-2010 des années 2010, sommet d’online wars et de taux d’intérêt à 0 %, sans compter l’élection de Macron, soit l’ère incontestée et définitive du idiot-CEO un an avant que la « crise des Gilets Jaunes » nous ramène dans notre horizon actuel, le contemporain, où l’on sent bien que quelque chose se termine mais sans jamais savoir quoi. On apprend un an plus tard, en 2018, qu’Alex G, lui-même originaire de Pennsylvanie, était un proche de blue smiley et que son track « Hope », dédié aux innombrables victimes des opiacés médicamenteux, serait-ou-ne-serait-pas une ode au souvenir de Nowell, génie mort-né.
Les deux albums de blue smiley sont très similaires, parfois indiscernables l’un de l’autre. Le morceau moyen du groupe tourne autour de deux minutes et quelque, et n’a de sens que si on l’écoute avec les autres titres de l’album auquel il appartient, ses frères aussi chétifs, rachitiques que lui. ok est peut-être plus pop au sens littéral, ou au moins au sens Pixies/Ride du terme : 80 % sont des hits immédiats de type start/stop où les couplets semi-méditatifs sont contrebalancés par des refrains et ponts VNR presque punk, où les guitares se retrouvent noyées dans l’indescriptible et immortel « fuzzzzz », mot-clé choisi par les membres du groupe eux-mêmes pour décrire leur son lo-fi d’appartement d’étudiant, aux côtés des tout aussi vérifiables mots-clés suivants : « rock », « philly », « sappp », et « shhhh ». Cet album est sans doute aussi plus « américain » que le suivant, il y a plus de moments quasi-grunge que dans return, avec des ralentissements de batterie et un ou deux vrais riffs, même si les morceaux les plus réussis (c’est-à-dire, histoire que l’on se comprenne bien : d’authentiques chefs-d’œuvre) lorgnent plus vers la pop saturée directe des géniaux Swirlies ou des Pale Saints : « demon », « warn », « flower », « hurt », « rain ». Il s’agit d’assemblages de mélodies à chialer (qui sont parfois des reprises note pour note d’Elliott Smith) et d’accords qui font shhhhhhhhhhhh juste le temps qu’il faut, pas très longtemps quoi, puis ça s’arrête.
La différence saillante de return, c’est qu’il radicalise un effet, le type de son de pédale qui fera passer le groupe à la postérité pour 500 personnes dans le monde : le fameux « chorus effect » qui, selon Wikipédia, sert à imiter le son de plusieurs instruments jouant la même note en même temps mais en légèrement décalé, de manière à créer une sensation d’ampleur, de largesse lointaine et bleutée, « comme dans “Come as you are” ». La voix de Nowell est également moins plombée par les assauts des guitares, semble plus heureuse d’être là, visible parmi les humains, aérienne comme les harmonies parfaites de plusieurs tracks de return. Disons que c’est plus la vibration générale de l’album que l’on sent plombée, atteinte d’une malédiction qui ne dit pas – encore – son nom ; si « glass » ou « tree » sont si touchants aujourd’hui par exemple, c’est peut-être parce que l’on sait que celui que l’on écoute est mort, sauf que ce n’est pas vraiment ça, c’est beaucoup plus de connaître à retardements la souffrance de cet homme au moment où il enregistre ce morceau génial, et de sentir (?) ces signes de souffrance et de les identifier chronologiquement avec ce-qui-va-se-passer. Il s’agit clairement d’un album mélancolique, avec des inflexions parfois presque lyriques (« pray », « idk »), mais il n’est pas triste au sens strict – et c’est d’ailleurs cet effort de ne pas trop en montrer qui le rend si, eh bien, si triste.
Il n’est pas étonnant que return soit devenu culte, et qu’il hante les cœurs d’argile d’une poignée d’incels de gauche américains, tant tout en lui suinte le testament. Je vous invite à lire les commentaires des Bandcampers car tous disent une vérité de ce que fut le groupe mais aussi, de l’expérience du deuil collectif en général.
Les historiens du futur analyseront mieux que moi ce cauchemar endémique des opiacés légaux aux États-Unis, le silence relatif autour de celui-ci et les morts en série qu’elle inflige aux communautés blanches issues de la petite classe moyenne américaine, comme si l’Histoire, cette vieille putain joueuse, jouissait une nouvelle fois de l’effondrement des syndicats ouvriers et du passage contre-intuitif mais massif des populations concernées à la droite de l’échiquier politique. Pour l’heure, on doit se contenter de chiffres froids et de documentaires voyeuristes. Et des morceaux de blue smiley, témoignages inestimables d’une période de désespoir normal et de fin définitive des possibles.