J’adore viscéralement, quoiqu’a posteriori, le coupé-décalé. Il y a quelques années déjà que les vidéos YouTube de Dj Arafat, Dollar-r DJ, Tina Glamour, Lino Versace et Boro Sangui, DJ Caloudji, Francky DiCaprio ou Boulevard DJ m’ont percuté sans avertissement ; et c’est d’ailleurs par celles-ci que je suis arrivé à cette forme totale et parfaite, ne laissant aucune place à la demi-mesure – je me suis pris la sauce initiatique par Magic System ou Mokobé évidemment, mais l’ardeur n’était pas comparable. Le coupé-décalé, c’est l’enjaillement souverain, une envolée vers un monde où la danse est reine, où des innovateurices boucantier·es se tirent la bourre pour créer des moves aux noms toujours plus baroques (décalé chinois, petit vélo, Konami, la danse de la moto ou la danse de l’araignée), et où l’ego gonfle jusqu’à exploser dans des tirades démentielles d’élégance.
Dans les clips dispos sur le net ou les albums, les mixages sont souvent osés (comme les incrustations, les prises de vue et le montage) et la qualité pas forcément Dolby surround : ça sature, la compression n’a pas de limite et les aigus peuvent atteindre des niveaux transcendantaux. Il faut dire que le coupé-décalé s’apprécie surtout « en situation », en direct ; mais n’ayant jamais mis les pieds en Côte d’Ivoire ou en boîte, ici en France, pour plier les genoux toute la nuit, ma connaissance de ce style reste fondamentalement médiée. Cela n’empêche pas ces enregistrements de cristalliser de manière synesthésique l’ambiance de cette musique, sa luxuriance tellurique qui active le moindre de mes muscles à chaque écoute, les tournes mélodico-rythmiques infinies et les breaks impromptus s’imposant à moi sans que je ne puisse trouver à y redire.
Apparu au début des années 2000 dans la communauté ivoirienne de Paris comme une réponse par l’absurde au zouglou, genre plus engagé, plus « moralisant » et plus conscient né en Côte d’Ivoire au milieu des nineties, le coupé-décalé et son extravagant créateur Douk Saga enflamment un pays alors pas loin de la guerre civile – je vous conseille de lire la page Wikipédia dédiée, rédigée avec une verve à la solennité maximale, 100 % ivoirienne je présume, qui est assez complète. Si ces prémisses sont presque exclusivement masculins (en gros : les femmes dansent et remuent le bonda), quelques chanteuses prennent assez vite d’assaut le mouvement, toujours avec un humour dévastateur, et se mettent également à dénoncer les pratiques de ces hommes volages et forceurs.
Les deux disques dont je veux parler ici datent de 2004, année charnière qui marque le début de la « seconde génération » du mouvement. Alors que le coupé-décalé poursuit une trajectoire ascendante, sort cette paire d’albums mettant donc en avant des femmes « DJ » (le terme est vraiment polysémique ici et caractérise moins des disc-jockeys que des vocalistes qui se trouvent parfois aussi réaliser leurs prods) : Déesse Atalakou de Christina DJ et Cri d’Afrique (Les reines du Madinga) du duo B.A.E (« Brigade Anti-Émeute »). Des œuvres qui déroulent des chansons de fiesta mais qui abordent aussi des problèmes sentimentaux, sociétaux et politiques – la frontière avec le zouglou n’est pas si étanche, à cette époque –, emmenées par un des producteurs phares du genre : Max Héros, musicien « réputé pour ses caisses claires, ses guitares et ses phrasés » (Wikipédia, toujours) ayant joué un rôle important dans la carrière de DJ Arafat, quasi-divinité hélas défunte en 2019, notamment sur son classique Femmes, et s’étant aussi activé derrière la console ou les claviers pour Lino Versace, Erickson le Zulu ou Mulukuku DJ.
Les prods sont d’enfer donc (« Max Héros, héros tout-terrain champion, c’est toi toujours le meilleur », comme le dit la dédicace sur le morceau éponyme de Déesse Atalakou) : les stabs de synthés FM, riffs de guitare très rumba congolaise et lignes de basse anacondesques se fondent et épousent les contours de rythmiques furieuses, pour une efficacité mortelle. Elles sont des étendues bouillonnantes, ondulant de concert avec des voix tendues, tour à tour nues ou trafiquées (le combo magique autotune + delay sur « Sagesse »), débitant des paroles en français et en nouchi (l’argot ivoirien) ; des voix qui s’autorisent des fantaisies tonales, quitte à flirter avec la fausseté. Le coupé-décalé parle à celui qui l’écoute, conditionne sa danse (les pas sont directement mentionnés, la choré est carrément comprise dans le morceau), le flatte ou le moque. Les mots, dévastateurs d’élégance – « monsieur le dragueur, je suis pas dragueroise, va au draguodrome, moi c’est Christina » sur « Garçon Façon »–, disent le vrai (« Mi Amore » me désarme à chaque fois) et même les gimmicks quasi-onomatopéiques – « Méga Farrot », ce missile de 13 minutes crado de Christina ou « Nouvelle du Pays » de B.A.E – cherchent à nous choper par le col, c’est imparable ! Cette musique est autarcique, se cite et discute avec elle-même (le « on va gâter le coin » sur « Kele dabla », que l’on retrouve de Magic System à Naza, quand même) et je crois que c’est une des choses qui me fascinent le plus chez elle.
Il y a aussi des tubes que je peux écouter infiniment, qui sont d’une inventivité folle et représente encore pour moi un futur de la musique à danser. Si j’adore Déesse Atalakou de Christina (on précise d’ailleurs que le mot atalaku est un terme qui veut dire « éloge » ou « faire l’éloge de quelqu’un », au départ venu du lingala, une des langues majoritaires du Congo, donc très loin d’Abidjan, mais le coupé-décalé se l’est approprié pour lui donner un sens plus proche de « dédicace », plus d’infos ici et ici), il faut poser que celui de B.A.E est d’une énergie tellement intense – peut-être est-ce l’apport de cet individu nommé Crash le Phénomène, également crédité pour la prod ? – qu’il tient quand même une place à part pour moi : Cri d’Afrique défonce et n’est presque que composé de morceaux à l’ergonomie parfaite et impeccablement répétitifs. Les voix de Choura et Slay « BAE » ne sont clairement pas au niveau de celle de Christina, c’est sûr, mais c’est justement ce côté super spontané et à fond sur des instrus sucrées-salées-saccadées qui fait tout. Je veux dire, la suite « B.A.E Dj », « Nouvelle d’Afrique », « Bal poussière », « Réveil d’Afrique » et « Kele Dabla » (on dirait que le morceau a été accéléré, c’est pas possible) est un sans-faute. Et même la façon dont l’album se clôture est géniale : « Renfort B.A.E », c’est « Réveil d’Afrique » avec un nouveau nom, juste – après je ne sais pas, c’est peut-être juste une erreur dans la mise en ligne, mais je trouve l’option intentionnelle encore plus merveilleuse.
Et pour finir dans la générosité, un cadeau : Amélie, un album du groupe de zouglou Nouveau Système qui date de 2000 et partage une ambiance avec les deux albums suscités, avec un peu moins de fougue. Comme je le disais au début, le coupé-décalé est une réaction flamboyante et matérialiste au moralisme spirituel du zouglou, ce genre né sur les campus universitaires d’Abidjan dans les années 90, qui raconte la galère, les problèmes de la société ivoirienne mais dénonce aussi les mœurs légères des femmes (non mais la blague !) – si vous voulez en savoir plus, on vous conseille ce thread ultra complet sur Twitter posté par une spécialiste de la question qui s’appelle @ITSJUSTBADI. Du coup là, l’album est vraiment sweet, j’adore la pochette (ça compte aussi, et d’ailleurs je n’en ai pas parlé, mais celles des deux albums précédents sont d’un parfait minimalisme) et les paroles intenses (« Poignon »), mais surtout les boîtes à rythmes et les synthés (je vous conseille « Monble » et « Guedji », « Amélie » aussi… enfin toutes, en fait), avec des arrangements bien sentis mais jamais de surplus, c’est le top. `
Voilà, entre coupé-décalé et zouglou, il n’y a pas à choisir : le but reste toujours de casser la démarche façon « sexyboulance », les ami·es ! En tout cas ce week-end, pour faroter dans le travaillement, comme cela se dit à Abidjan, vous avez la bande-son.