Pour démarrer, un souvenir lointain et un peu flou : je me rappelle m’être rendu, lors de mon dernier voyage en Guadeloupe en 2004 ou 2005, ce qui commence à sérieusement dater, au festival de gwoka de Saint-Anne avec ma famille. Pré-ado saoulé par cet univers dans son entièreté – tout ce qui m’importait alors, c’était de me rendre chez le coiffeur pas loin de chez ma grand-mère pour me faire une coupe bien gênante dans le genre de Sisqó –, j’y avais quand même été abasourdi par la beauté et l’intensité qui se dégageait des formes chorégraphico-musicales exécutées de main de maître par des instrumentistes et danseureuses extraordinaires, originaires de Guadeloupe mais aussi d’Haïti (ce qui n’est pas rien si on prend en compte le racisme latent que subissent les Haïtiens aux Antilles françaises) et d’ailleurs. Ça versait donc dans le gwoka typique et consacré, intrinsèquement révolté et révolutionnaire et donc jamais contre un peu de syncrétisme (genre Kan’nida et Akiyo), mais aussi dans des formes légèrement désuètes (genre le quadrille).
Et c’est lors d’un lewoz, évidemment nocturne et organisé dans le cadre du festival il me semble, que la portée subversive, politique, carnavalesque de cette musique de danse et de renversement m’est apparue. Le boula, le chacha, le makè submergent alors mes oreilles d’un flot ininterrompu de rythmiques entremêlées et changeantes, parfois ponctuées de breaks dont je tente (encore) de percer les secrets. Dans le cercle que forme le lewoz, des personnes entrent, donnent à voir leur virtuosité et leur magnificence – leur ivresse aussi, parfois. Peu à peu, je comprends que musique et danse tissent ensemble une même trame improvisée, tambours et voltiges se répondant, élaborant ensemble avec une vivacité extraordinaire.
Le lewoz n’a pas vraiment de fin, et son cadre est élastique ; les personnes en présence saisissent la danse au vol, les un·es après les autres ; iels se toisent l’air de rien, rivalisent de flamboyance. C’est un art d’esthètes combatifs, comme peut l’être la capoeira, sans trop partir dans le cliché. Contre les stigmates entretenus de l’esclavage, le colonialisme et le patronage de certains riches békés, durant les grèves et les moments de révoltes, le gwoka est devenu une arme politique et un étendard culturel revendiqué, une façon de lutter, et non plus un truc de « nègres·ses » – ou si, justement : un truc de nègres·ses sans honte. Ça, je commençais alors à le percevoir.
Au-delà de la fascination pour les percussions et la danse, ce sont surtout les voix qui m’ont marqué pendant cette soirée. Des chants durs et rauques, vibrants et tendus, empruntant des chemins mélodiques évidents et que parfois je peinais pourtant à suivre. Des chants que je sens plus ou moins improvisés, lancés par un ou plusieurs solistes-magistères dans une langue que je ne comprends que partiellement et que je ne parle pas, auquel répondent ses ouailles exaltées.
La langue de ma mère, de mes oncles et tantes, de mes cousines, de ma grand-mère et de tous ces « autres-semblables » avec qui une incompréhension fondamentale semble demeurer, même si nous nous démerdons toustes en français. Une langue tellurique et maritime, faites de colère, de souffrance et de grâce, qui dit quelque chose de ce que je ressens depuis toujours mais ne peut exprimer, et que je ne pourrais peut-être jamais dire.
Bien des années plus tard, alors que je comprends que je suis à moitié noir et pas uniquement à moitié blanc, je reviens à cette musique, sans pour autant en faire des caisses – je vais pas m’inventer fan d’Esnard Boisdur et d’Anzala, alors que concrètement je lisais Magic avec assiduité. Disons que je m’y intéresse gentiment mais avec plus de sérieux : je m’inscris tout d’abord à un atelier de ka à la Cité de la musique avec un pote, où je me retrouve entouré de « citoyens du monde » pour qui le sens du rythme est apparemment une notion facultative. J’y apprend des choses, surtout organologiquement et musicologiquement, mais aussi à ressentir les canevas de certains rythmes, et à simplement appréhender, du côté du musicien, ce que peuvent être ces longues nuits de jeu où le sang monte aux tempes depuis les doigts et les poumons, hyperventilés par le bouladjel.
C’est à peu près à ce moment que je découvre l’existence de Napoléon Magloire, en même temps que sa mort. Une vidéo réalisée lors de sa veillée mortuaire, en 2013, montre alors ce que j’avais pu voir et entendre lors de ce lewoz, sur une plage de Sainte-Anne. Je suis fasciné et, a posteriori, me rend compte que cette musique m’a influencé toute ma vie, en tant qu’auditeur mais aussi en tant que musicien, et tout ça malgré son éloignement relatif. Chanteur né en 1919 au Gosier, en Grande Terre, Louis Victoire Magloire est un musicien mythique, ayant littéralement traversé les époques et les styles, en charriant avec lui cette tonalité traditionnelle aucunement usurpée, toujours vraie et profonde, même quand les chansons se font plus légères. Lui-même animateur de veillées mortuaires, il est un fin connaisseur des musiques guadeloupéennes, des chants de travail aux romances, en passant par les chanté-nwèl (chants de Noël). Dès 1963, il participe au premier album de ka jamais enregistré, celui de Marcel « Vélo » Lolia, autre maître légendaire du ka, puis sort au moins six albums entre 1995 et 2006.
Pourtant, presque aucune de ces sorties n’est référencée – cette absence discographique marque, paradoxalement, la vitalité d’une musique qui est plus le fruit de situations que d’enregistrements. En ligne, les traces de sa musique sont rares : des captations de lewoz (je vous en ai mis une qui date de 1993, toujours à Sainte-Anne, avec un montage épileptique et des participant·es aux styles incroyables, ça permet de capter l’intensité de l’histoire) et quelques rares enregistrements studio – trois pour être précis, dont un seul est issu de l’un de ses albums solo (« Pwan pannié la », avec cette forme responsoriale caractéristique), et les deux autres venus de l’album du Vélo précédemment mentionné, dont un bouladjel, « Senval ».
Ces morceaux sont courts mais ils happent l’auditeur directement. En un sens, la voix affûtée et tendue de Napoléon est pop, entièrement et dans tous les sens du terme : il en maîtrise chaque aspect, même quand celle-ci semble dérailler, paradoxalement. Facétieux ou austère, empli de malice et de douleur, il a dit la dureté de son monde avec fierté et sans faillir, lui l’empereur chapeau éternellement vissé sur le crâne.