Très simplement, Hélène Martin et sa bande ont mis en son l’artisanat intime de Jean Giono [archives journal]

Hélène Martin Hélène Martin chante Jean Giono
Disques du Cavalier, 1971
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« Le monde est là, avec lequel il faut que je me mette à chaque instant en mesure ; sous quelque forme que ce soit, dès que le monde me touche, ou dès que je le touche, j’aime exister. »

Ces mots, où plutôt ces vers dirais-je, sont issus de l’œuvre de Jean Giono, sommité de la littérature du début du XXème siècle ayant fait de sa Provence le cadre archaïque de ses écrits ; mais de quel ouvrage, je ne saurais le dire. Je les ai en effet relevés à l’écoute d’un disque dont je vais vous parler aujourd’hui, vous vous en doutez bien , un disque épatant par sa construction éclatée mais cohérente, de par sa simplicité : Hélène Martin chante Jean Giono. Outre le fait que je les trouve abusément classe dans leur concision, il s’avère qu’il résume assez bien le projet poétique qui se déploie le long de ces 23 pistes.

Le titre de cet album est trompeur : on y entend effectivement Hélène Martin chanter et jouer de la guitare, mais beaucoup d’autres choses s’y passent. Jean Giono lui-même parle avec ce débit inspiré caractéristique ; Jean Garcia (est-ce qu’il s’agit du même Jean Garcia responsable des arrangements pour Gold, Émile et Images et Mama Béa Tékielski ? je n’ose l’espérer) et Pierre Viala disent des fragments de textes de ce dernier ; le groupe les Ménestriers met ponctuellement en forme une musique médievalo-provençale magnifique, qui accompagne parfois ce qui est chanté ou lu, et se présente seule, aussi –  « Lamento de Tristan » et  « Dieu comment pourrai-je », plages à la clarté épique et pas pastiches pour un sou. Tout cela s’entremêle, se répond, dans un collage textuel et musical vivifiant. Les mots de Giono, qu’ils soient chantés, dits par l’auteur ou par d’autres, touchent toujours au cœur ; et qu’ils soient le récit ou parlent de la façon de faire récit, qu’ils se penchent sur la musique ou en fassent partie, ils sont le véhicule d’une poésie du monde ( « La montée à travers la forêt »,  « Il y a des personnages »,  « Le tympon »).

En y réfléchissant bien, le titre de cet album n’est pas tant trompeur du fait qu’il condense la pluralité des exécutants en une seule protagoniste (deux, si l’on compte Giono) que parce qu’il instaure Hélène Martin uniquement en chanteuse alors que ce projet pluriel semble être plus largement pensé par celle-ci. Parce qu’elle n’est pas du genre à se pointer en studio pour poser sa ligne puis disparaître en mode diva, la Martin ; et quand elle s’implique dans un disque, c’est pas à moitié. Elle édite ses albums et les projets d’autres musiciens avec son propre label, les Disques du Cavalier, sur lequel de très chouettes choses sont sorties d’ailleurs (notamment les disques des Ménestriers dont je suis maintenant un fan hardcore, je vous conseille de fouiller un peu), ou s’occupe encore des instrus pour des projets où elle ne chante pas – Le condamné à Mort de Genet, lu par Marc Ogeret, où ses accompagnements sont tous trop trop classes.

Et Hélène Martin chante Jean Giono, hommage à son ami décédé un an auparavant, se place évidemment dans cette optique de faire soi-même et ensemble : on note la présence de l’équipe des Ménéstriers précédemment évoquée, de la pointure Teddy Lasry, mais aussi de Solange Lambergeon, respectivement présent.es sur d’autres sorties du label pour des performances musicales, des visuels et des arrangements ou des orchestrations. La construction même du disque, où se mêlent lectures, discours et pistes instrumentales, chansons et interludes très courts, est bien marquée par cette volonté d’exigence dans le faire, sans être pompeuse. On se retrouve donc avec une forme expérimentale et assumée comme telle, toute en fragmentation et liaison, où rien ne prend le dessus, une création bien plus importante qu’une simple transposition sonore des textes de l’écrivain.

Autrice-compositrice-interprète très Rive Gauche née en 1928 et décédée l’année dernière, d’abord parisienne puis très vite varoise, Hélène Martin a consacré une grande partie de son œuvre à chanter, mettre en sons et en scène les poètes (Louise Labé, Genet, Neruda, Aragon, Char…). Sa pratique l’a donc amenée, comme au théâtre, à se mettre au service de ce (et de celles et ceux) qu’elle raconte, sans jamais s’effacer. Elle s’y ajoute même entièrement de sa voix forte et rayonnante, qui transforme tout en poésie ; son interprétation, tour à tour légère et grave, incarnée comme un chœur antique, où les syllabes se détachent et se prolongent, magnifie les mots. C’est dingue parce que je ne suis pas forcément à fond sur l’école Barbara /Colette Magny, là on est en plein dedans et pourtant il y a quelque chose qui m’hypnotise dans ces petites fables musicales et qui fonctionne direct, c’est une sorte de groove/non-groove sage mais parfois imprévisible, j’adore.

La symbiose est très, très élégante avec Giono sur ce disque. La prose de l’écrivain provençal modèle la façon de poser de la chanteuse et les structures, et je met plaît à imaginer une influence dans l’autre sens – ce qui n’est factuellement pas possible, a priori. Pour faire sonner ses chansons, Hélène Martin ajoute des mots, réalise des répétitions et des ellipses, bricole et arrange : faire de la poésie, de la musique ou éditer des disques, c’est inventer et créer, forcément – mentir aussi, comme Giono le dit dans « Il y a aussi des personnages », manifeste fractal éclairant l’œuvre qui le contient. Tout semble ici matière à réinvention, à interprétation, à transfiguration, jusque dans la découpe de l’œuvre – celle de la version numérique disponible en ligne, sur laquelle je m’appuie, parfois un peu étonnante, diffère de celle du vinyle, plus précise et morcelée.

Les chansons où la chanteuse se retrouve au centre ne sont pas majoritaires. Ce qu’il faut ici c’est, par tous les moyens disponibles – que ceux-ci soient musicaux, poétiques, éditoriaux ou esthétiques – transmettre et transformer Giono au mieux, dans un équilibre où l’interprétation (au sens large, pas seulement celle de la chanteuse) rencontre ce qui est interprété. D’ailleurs, la production de chaque fragment et des assemblages laisse également apparaître une conception tout aussi poétique qu’humble du sonore. Tout se doit d’être aussi clair, sautillant et romanesque que les mots : dans  « La chanson » ou  « Le maillot à raies bleues » par exemple où, avec une utilisation rudimentaire et efficace de la stéréo, énormément de choses passent ; ou dans  « Mais en réalité », où de discrets chants d’oiseaux accompagnent une flûte et un monologue, à la suite des paroles de Giono, et font apparaître un paysage, brusquement.

Je me trouve en ce moment dans le pays d’Aigues, à une cinquantaine de kilomètres de Marseille et une trentaine de Manosque, en Provence luberonnaise. Ces mots, cette musique, ces voix, résonnent puissamment dans cette région qui fut une matrice géographique et esthétique pour l’écrivain. Le monde qu’il décrit dans ses romans n’a assurément plus grand-chose à voir avec aujourd’hui, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer des continuités : il en reste des traces dans le parler, les reliefs, les routes, les maisons, les vignes et les gens. Cette poésie de l’immense et du presque rien, d’un ressenti toujours intense, me semble, si ce n’est perdue, au moins grandement diminuée. Mais cette sensation pastorale ne disparaîtra pas tant qu’il y aura des gens pour l’écrire ou la faire sonner, comme Giono et Martin l’ont fait.

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