Chères lectrices, chers lecteurs, Thomas Dunoyer de Segonzac vous propose aujourd’hui les premières pages d’un roman feuilleton, un roman feuilles d’arbres, un récit fleuve remonté par de bizarres grands thons bondissants. Cette série en 4 parties (ce sont les Mystères de Perry !) parlera de musique, de pourriture, de l’enseignement des cailloux chargés, du rapport au son dans La maman et la putain d’Eustache, de camouflage, des dernières vidéos de l’Upsetter, de refus de l’expression et finalement, surtout d’amour. Il y a les très grands fleuves qui débordent tout le temps, et des artistes qui remettent régulièrement tout à zéro aux alentours. Ici commence l’inondation, c’est la grande cru du Nil Perry – car la musique qui déborde fertilise toujours, voilà.
Je prends très au sérieux Lee « Scratch » Perry, au sens où je peux dire que je prends au sérieux les nuages en mer, les vagues quand je suis dans une barque, les bruits de craquements quand je suis sur un pont, ou le pesant regard des vigiles vers mon sac au supermarché (vous savez, ce moment très bref et complètement écrasant, juste avant l’inévitable avalanche de problèmes). Je prends très au sérieux Lee Perry, c’est selon moi le plus grand artiste de la fin du vingtième siècle, un colosse déjeté et beau comme l’éclair dont on n’a pas encore commencé à percevoir autre chose que quelques doigts de pieds – le reste est dans la brume, dans l’ozone pleine d’échos, dans la pénombre répétitive des étoiles, et le vent qui la dissipera n’est pas encore levé. Je le prends au sérieux au sens de la vénération donc, au sens de la superstition (et s’il avait raison, et si la magie de l’espace galactique était vraiment chargée dans sa voix ?), mais aussi de l’esprit de sérieux qui accueille la menace.
Attention mon petit gars plus personne ne va te fréquenter dans notre milieu si tu fais ça, attention mon petit employé de merde, je te vire si tu ne viens pas à cette réunion de 5 h non payée, attention mon petit pouilleux je t’envoie les huissiers la semaine prochaine si tu continues à ne pas payer ton loyer, yeah… La vie sociale est un véritable bain de menaces, un bain bien chaud qui coule par tout un tas de gros tuyaux allant du plus explicite (le courrier recommandé) au plus brumeux (l’onde télépathique-sadique-cauchemardesque des réunions Zoom au travail). C’est parce que je déteste ça, cette sale gueule de la vie exploitée sur Terre, sans pour autant désespérer de tout un tas de types de saluts soudains et universels (l’amour et les voix qui chantent, etc.) que je reste à ce point scotché à la musique de Lee Perry. C’est une raison de sociopathe sans doute, mais c’en est tout de même une : il m’a fallu un long temps de réflexion avant de réaliser que j’étais aussi magnétiquement attiré par l’aura menaçante irradiant perpétuellement des productions de l’Upsetter.
Perry dans le texte, ça me fait follement penser au testament de l’anarchiste Soudy (guillotiné en 1892), ça m’a sauté aux yeux, et pour essayer de donner corps à tout ça, j’ai (et je trouve ça impeccable comme idée pour commencer un roman feuilleton sur l’Upsetter) tenté une reprise de ce testament, imaginez Perry chantant ça à voix basse dans son atelier en Suisse au début des années 2000 (à l’apogée, j’y reviendrai la prochaine fois), une pierre peinte à la main, je n’ai eu qu’à changer quelques mots (en majuscules), ça donne :
« Moi, PERRY, condamné à mort par les représentants de la vindicte MUSICALE dénommée justice : Considérant et attendu qu’il est de mon devoir de faire part au peuple conscient et organisé du détail de mes volontés dernières : 1°- Je lègue à Monsieur Éienne, MINISTRE DE LA CULTURE DU CANTON ET CHEF DES POMPIERS, mes pinces Monseigneur, mes ouistitis et mes fausses clefs pour l’aider à RÉSOUDRE LES PRINCIPAUX PROBLÈMES DE LA GALAXIE ; 2°- Mes hémisphères cérébraux au doyen de la Faculté de médecine ; 3°- Au musée d’anthropologie, mon crâne et j’en ordonne l’exhibition au profit des DISQUAIRES MAGOUILLEURS DE BABYLONE ; 4°- Mes cheveux au syndicat de la coiffure et des travailleurs conscients et alcooliques, lesquels cheveux seront mis en vente, dans le domaine public et ce, au bénéfice de la cause et de la solidarité. Enfin, je lègue à l’anarchie SONORE ET NÉANMOINS PRUDENTE mon autographe afin que les prêtres et les apôtres de la philosophie puissent s’en servir au profit de leur cynique individualité. »
Bon, c’est une idée étrange, je vous l’accorde, mais vous ne trouvez vous pas que ça sonne juste, que vibre très fort ainsi une basse continue transhistorique de la colère, de l’humour et de la joie ? Ça vibre en parallèle tout ça, ça entre en résonance, c’est un langage plein de langues qui gigotent, de muscles dans la bouche, de dents qui branlent, de drôles de bêtes et de dispersions louches – cliquetis des os et grondement de l’éclair ! C’est un lièvre changé en platine ; il est doré, une oreille rouge, une oreille noire, et il gambade dans la jungle du bordel audible. Tout se mélange, et dans la tête entre les oreilles c’est une étrange réaction chimique qui s’opère, sans doute assez dangereuse. Contact, court-circuit, réaction, puis précipité qui se dépose, c’est Lee Perry comme dernière incarnation en date dans la longue suite d’incarnations de la poésie de la rage, celle qui saute de tête en tête comme un tas de poux flamboyants. Écoutez pour vous en rendre compte par vous-mêmes, écoutez, écoutez… C’est vrai dès le début, dès la très célèbre chanson qui inaugure son indépendance nouvellement acquise et qu’il tire en direction de Coxson Dodd, son ancien employeur :
« You take people for fool, yeah-he-yeah-hy
And use them as a tool, yeah-he-yeah-hy
But I am the avenger
You’ll never get away from me
I am the upsetter
Suffer, you’re born to suffer
I told you once to run, yeah-he-yeah-hy
But you take it all for fun, yeah-he-yeah-hy »
Et c’est vrai tout du long, c’est une constante des paroles de Perry : But I am the avenger, You’ll never get away from me, I am the upsetter, I am the Upsetter… Ça va revenir, revenir sans cesse, ne jamais cesser de tourner dans sa bouche, il va mâchouiller et dégobiller d’innombrables versions de cette grande déclaration de guerre inaugurale, sautant de ça, à ça, à ça. En 1991 encore, plus près de la fin que du début, il fera une nouvelle fois un petit bilan de compétence, avec le miroir de sa rage souriante comme unique RH assis en face de lui, et puis il diffusera la synthèse de ce moment d’introspection tellurique sur le mail interne de la planète :
« Je dis… Je suis l’archange Gabriel… qui a été envoyé du ciel pour collecter tout l’argent, tout l’argent liquide, toutes les richesses, et transformer tous les papes et tous les politiciens… en squelettes avec ma lance et ma Remington. » (« Angel Gabriel and the Space Book »)
La chanson dans son ensemble forme il faut le reconnaître un magma complotiste de haute intensité et assez inquiétant (par moment c’est à vomir), mais rien n’étant jamais simple, le début est un bon exemple du ton chaotique et amoureux de Perry : a priori c’est plein d’amour qu’un archange descend sur terre pour demander l’addition à tous les enfoirés qui y rendent l’atmosphère irrespirable, pas vrai ? La lance, la Remington, l’expropriation en hurlant de rire, tout cela n’est censé être menaçant que pour les happy few ; et à l’inverse pour nous faire rire, nous qui sommes entassés par 50 degrés dans nos bus puants de banlieue, nous, les masses dignes et rancunières, la foule immense des auditeurs potentiels. Chaos et amour, retenez bien ces deux choses, je reviendrai dessus plus tard : c’est comme mémoriser l’emplacement d’un groupe de baleines endormies posées sur le sable, pour revenir les voir au coucher du soleil.