Bobby Valentín a inventé le salsanniversaire en milieu carcéral (bravo à lui)

Bobby Valentin 35 Aniversario Vuelve a la Carcel, vol. 1 & 2 (En Vivo)
Bronco Records, 2002
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Musique Journal -   Bobby Valentín a inventé le salsanniversaire en milieu carcéral (bravo à lui)
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Je ne sais pas vous, mais pour moi, cet automne va être placé sous le signe de la salsa. Les éditions Allia viennent en effet de publier Le Livre de la salsa du Vénézuélien César Miguel Rondón, que j’ai eu le bonheur de traduire ! Et puisque l’occasion fait le larron, j’aimerais parler aujourd’hui d’un disque qui m’est cher, sorti en 2002 sous l’égide du bassiste Bobby Valentín : ¡En Vivo! 35 Aniversario – Vuelve A la Carcel. Je ne vais pas mentir sur la marchandise : cet album n’occupe pas une place particulièrement importante dans l’histoire de la salsa. Dans le livre susmentionné, l’auteur ne l’évoque que brièvement en postface. C’est d’ailleurs par ce biais que je l’ai découvert, presque par inadvertance, en tout cas distraitement. Pourtant, bien qu’il soit perdu dans l’océan discographique du genre, cet enregistrement incarne pour moi une forme de quintessence. On y entend tout ce qui rend la salsa belle à mes oreilles et à mon cerveau. 

La recette reste la même : une section de cuivres (trombone, trompette, saxophone), de percussions (congas, bongos, timbales), entre autres instruments « rythmiques » (piano et basse). C’est sur cette assise que les différents soneros, ces chanteurs-improvisateurs, tissent le fil de leurs histoires, souvent triviales, parfois sérieuses, mais toujours ancrées dans le social, dans la vie du barrio – à quelques exceptions près, comme sur le titre « El jíbaro y la naturaleza » où un paysan portoricain pleure sa mauvaise récolte, dans un refrain aux accents quasi écologistes : « La nature meurt et le jíbaro pleure ».

Mais ce qui est formidable dans cette musique, c’est qu’au-delà des paroles, le jeu des instrumentistes nous renseigne déjà largement sur l’essence de l’esthétique de la salsa : une musique faite de décalages savoureux. En témoigne le sentiment d’élévation que nous procurent ces trompettes célestes qui montent dans les aiguës, avant que la lourdeur des trombones ne nous ramène au sol, avec leur son âpre, sale, éraillé. Les percussions nous renvoient à l’espace culturel hybride et ambivalent de « l’Atlantique noir » théorisé par Paul Gilroy. Le piano glisse en tissant une toile subtile de changements d’accords. Vient enfin, discrète apothéose, la basse chaloupée, précise et souveraine de Bobby Valentín, leader de l’orchestre, qui fut aussi, on le sait moins, le principal arrangeur des morceaux de la célèbre Fania All Stars. Outre Bobby, le casting du disque est dément : Rubén Blades, Cheo Feliciano, Luigi Texidor, Charlie Aponte, Papo Lucca… Et si ces noms ne vous disent rien, qu’à cela ne tienne, soyez sûrs que c’est la crème de la crème.  

Mais ce CD, outre son excellence, a une originalité, qui m’a donné envie d’en parler ici : il a été enregistré live dans une prison portoricaine. L’île de Porto Rico est administrativement rattachée aux États-Unis qui, rappelons-le, détiennent le triste record du pays ayant le taux d’incarcération le plus élevé au monde. On pourrait faire une liste, au demeurant sinistre, des disques américains faisant allusion à la prison, des célèbres live de country de Johnny Cash enregistrés in situ, jusqu’au classique du rap latino Free Tempo enregistré par le rappeur Tempo pendant son incarcération à Porto Rico. Ou encore la liste, pareillement sinistre, de tous les musiciens américains ayant séjourné derrière les barreaux pour des motifs parfois douteux. L’univers carcéral plane comme une présence funeste au-dessus de l’histoire des musiques populaires du continent. Et la salsa ne fait pas exception. 

Les grands soneros Ismael Rivera et Marvin Santiago ont eux-mêmes passé plusieurs années de leur vie à l’ombre pour des histoires de drogue. Ces années difficiles leur ont inspiré certains de leurs meilleurs morceaux : « Las Tumbas » [Les Tombes] pour Rivera (du nom d’un complexe de détention de Manhattan) et « Auditorio azul » [Auditoire bleu] pour Santiago (du nom de la tenue bleue que portaient les détenus de sa prison). Quant à Bobby Valentín, il avait déjà enregistré deux disques live directement en prison au milieu des années 1970, avec Marvin Santiago justement (avant que ce dernier ne finisse lui-même sous les verrous quelques années plus tard). D’où le titre de ce disque de 2002 – « Bobby Valentín vuelve a la carcel » [Bobby Valentín revient en prison] – où on retrouve aussi sur quelques morceaux ce cher Marvin Santiago, qui avait depuis purgé sa peine. 

Imaginer de la salsa en prison, ça peut avoir quelque chose d’impromptu, mais en vérité cette musique sied parfaitement à ce contexte, car elle a toujours chanté des histoires de « gouapes », de voyous. Dans une interview citée dans le Livre de la salsa, Rubén Blades précise : « Il ne s’agit pas d’en faire l’éloge, d’en faire des héros, non, il s’agit seulement de dire qui ils sont. » Et comme l’écrit César Miguel Rondón dans le même ouvrage : « L’essentiel est de comprendre que cette délinquance fait partie de la salsa, ses racines sont les mêmes que celles de cette musique, et toutes deux, dans un sens, répondent à un même problème : l’oppression d’un milieu dans lequel elles sont définitivement étrangères. » Pour éviter tout malentendu, on peut quand même lire sur la pochette du disque : abhorre le délit et soit compatissant envers le délinquant. Avec tous ces éclairages, on appréciera mieux la charge symbolique inhérente au fait d’enregistrer un disque de salsa dans un tel lieu. Paradoxalement, je m’étais mis à me passer l’album en boucle sur mon portable en début d’année chaque fois que je marchais dehors à l’air libre ; je trouvais la musique particulièrement propice à cet état de mobilité.

Telle est en tout cas la beauté de la salsa : nous faire écouter tout sourire des morceaux savoureux pleins de couplets amers, enregistrés dans une prison devant un public de détenus statiques, qui virtuellement s’évadent en écoutant les improvisations vocales de Rubén Blades sur « La Belleza del son » (voir à 5 minutes 22). Mais que leur chante-t-il ? « Il y a toutes sortes de prisons… / Ne sera libre que celui / qui a une âme ouverte / et qui ne ferme pas la porte / à sa propre humanité, / celui qui cherche la vérité / et crée son propre chemin, / celui qui redresse la pente / par la force de sa volonté, / peu importe où il se trouve / et à quel point sa vie a été dure. / Il y a toujours une porte de sortie / pour vivre dignement. / C’est une simple vérité / que je vous partage aujourd’hui : / même entre quatre murs, / l’âme vit en liberté. »

Vous me direz que c’est gonflé de balancer ça à une assemblée de détenus quand on ne vit pas soi-même en prison. Mais je vous répondrai qu’il a reçu une salve d’applaudissements. La salsa n’a pas peur d’être pathétique, d’en faire trop, de déborder. C’est pour ça qu’elle est un exutoire aux oreilles de tous ceux pour qui la coupe est déjà pleine depuis longtemps. Vers la fin du Livre de la salsa, César Miguel Rondón – qui a été contraint à l’exil après avoir été menacé de prison par le président vénézuélien – écrit : « Certaines de nos musiques pleurent en chantant les difficultés de la vie, du quotidien et de l’amour. La salsa, même en les pleurant, préfère les danser, et même s’en moquer, tel est son heureux privilège. » Alors viva la salsa et mort aux prisons !

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