Même si vous êtes complètement à la masse, vous connaissez la musique de Gabriel Yared sans même connaître son nom, puisqu’il a composé les B.O. de plusieurs énormes cartons au box-office : en France, 37°2 le matin de Jean-Jacques Beineix et L’amant de Jean-Jacques Annaud (César en 1993), puis à Hollywood celles du Patient anglais (là il a carrément reçu l’Oscar en 1997, eh ouais) et du Talentueux Mr Ripley d’Anthony Minghella. Et même si vous ne regardez jamais de films, vous avez forcément entendu ses génériques pour le JT de TF1, qu’il compose depuis presque trente ans. Si vous êtes un peu plus au fait de sa carrière, vous savez peut-être qu’avant de travailler pour le cinéma, il a longtemps été arrangeur pour à peu près tout le monde dans la variété française des années 70, notamment Michel Jonasz. Une chose est sûre, c’est que ce natif du Liban a pour le moins cravaché depuis cinquante ans : on parle d’une grosse centaine de scores et d’une autre bonne centaine de travaux réalisés pour une foule d’interprètes, sans compter quelques commandes pour la danse et la library. Je vais être très honnête, je ne suis pas un immense fan des choses très orchestrales et néo-classiques que Yared compose depuis L’amant. En revanche, je suis depuis deux ou trois ans pour le moins fasciné par ses premières bandes originales, réalisées dans la première moitié des années 80, où son talent de compositeur – il venait d’ailleurs d’étudier en profondeur le contrepoint alors qu’il avait jusque-là plus ou moins appris son métier sur le tas – est nourri par un usage ouvert et intuitif des synthétiseurs, et en particulier du Fairlight.
Les plages que l’on entend sur Flagrant désir, polar viticole de Claude Faraldo (par ailleurs réalisateur d’un film qui m’a l’air gratiné, Deux lions au soleil, sur deux ouvriers bisexuels qui décident de tout plaquer, joués par Jean-Pierre Sentier et Jean-François Stévenin) et La java des ombres de Romain Goupil, tout comme celles également écrites par Yared pour Sauve qui peut la vie de Godard, L’invitation au voyage de Peter Del Monte ou Malevil de Christian de Challonge (trois autres merveilles hélas non disponibles en streaming même si elles ont été rééditées par le label Varèse Sarabande au début des années 2000), ont un cachet identifiable en quelques instants par l’auditeur né entre, disons, 1970 et 1985. C’est un son qui me faisait plus ou moins peur quand j’étais enfant, un son de fausses cordes, électroniques mais pas du tout portées vers l’avenir, un son reconstitué et donc « faux » mais qui essaie bien mal de se faire passer pour vrai. C’était donc une ambiance inquiétante, altérée, un simulacre froissé et pas assez défroissé. On imagine des gens sortis d’un passé inconnu, qui se font passer pour des cousins éloignés, dans une maison avec des meubles aux couleurs incertaines, couverts de poussière artificielle et de photos truquées. C’est un cauchemar à bas-bruit mais qui pourtant magnétise l’attention, et dont se dégage un halo tout tremblotant, qui contient un moment authentique étouffé.
Peut-être est-ce que les films en question se déroulent dans des avenirs dystopiques – Malevil a lieu dans une société post-apocalyptique – ou dans des présents plus ou moins parallèles – La java des ombres est un film d’espionnage mystérieux avec Tcheky Karyo autour de l’anti-terrorisme, Flagrant désir a beau avoir le Bordelais pour cadre, il a m’a l’air malsain aussi, ne serait-ce que parce qu’y joue Bernard-Pierre Donnadieu. En tout cas, ces enregistrements empestent le cadavre de la France d’avant, tout en suggérant une renaissance, une remise en vie. C’est du cyberpunk de chez nous, avec l’orchestre nié mais toujours en creux, quelques accordéons flippants, des pianos esseulés, ces nappes, ces arpèges et ces thèmes obsédants qui vibrent en continu, comme des apparitions hésitant entre lumière et ténèbre. Une plage comme « Les ombres » (sur La java des ombres) pourrait franchement me mettre mal si elle me tombait dessus un soir, et le cafard généralisé qui plane sur ces disques est si palpable, si indiscutable, si partagé et « commun » qu’il pourrait presque figurer au patrimoine hexagonal. C’est intéressant, d’ailleurs, que Yared ait saisi cet esprit alors qu’il a grandi au Liban et n’est arrivé ici qu’à l’âge de 18 ans. Sur le morceau-titre de Flagrant désir, le compositeur s’autorise même un passage derrière le micro pour chanter un peu comme David Sylvian, sur des arrangements de Fairlight : le résultat a beau être touchant et subtil, il n’empêche que c’est surtout l’impression de flétrissement qui domine, celle de n’arriver qu’à saisir les restes d’un sentiment autrefois plein. C’est passionnant puisque c’est une musique très sombre et très morbide mais qui tient à faire semblant de rester jolie, là où à cette époque nombre d’artistes choisissaient sans ambiguïté d’opter pour le laid, l’agressif, le décati. Et ce sens des convenances face à la catastrophe est très français, il me semble : il s’agit de secouer le corps inanimé pour en obtenir les dernières grimaces de beauté et d’ordre.
Ce qu’il faut retenir de cette histoire, c’est que Yared n’a rien fait d’autre que de répondre à la commande : ces films étaient tous les deux très malaisants, il a donc pondu la partition adéquate. Pour 37°2, il trouvera tout autre chose, ça ressemble parfois à du Eric Serra, et puis encore un peu plus tard il donnera dans des choses plus chic et jazzy dans, par exemple, ses deux premières productions américaines : Beyond Therapy de Robert Altman (comédie étrange mais charmante sur la psychanalyse, entre New York et Paris, avec Jeff Goldblum et Julie Hagerty, connue pour son rôle dans Y a-t-il un pilote dans l’avion ?) et Clean and Sober avec Michael Keaton en cocaïnomane. Mais il saura tout aussi bien assurer une B.O. presque indus pour le film d’animation Gandahar (du regretté René Laloux, connu pour La Planète Sauvage et Les Maîtres du temps), critique des sociétés totalitaires paradoxalement post-produite en Corée du Nord.
Ces deux soundtracks valent en tout cas la peine d’être découvertes, tout comme celles susmentionnées pour Godard, Del Monte et Challonge. On y découvre une musique électronique française qui n’est ni celle, savante et optimiste, des années 60, mais pas non plus celle, psychédélique et abrasive, des années 70. C’est une œuvre d’avant la prise de pouvoir du numérique, qui grince encore, qui sent un peu le vieux labo, le salon étriqué, montre un corps en train de se désénerver, et fait surgir un romantisme hexagonal propre à cette période où se confirmait la fin des utopies.