Rituels bruitistes et méthodiques des Indiens d’Amazonie [archives journal]

Musiques instrumentales du Moyen Xingu et de l'Iriri (Brésil) : Tule asurini et musique rituelle arara
J.P. Estival, en ligne sur le site de la bibliothèque du CREM/LESC-CNRS Université Paris Nanterre, 1989
Brésil : ASURINI & ARARA
enregistrements collectés par Jean-Pierre Estival, Ocora, 1995
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Ce disque Ocora qui documente la musique des Asurini et Arara est l’une des choses les plus déstabilisantes que j’ai pu entendre de tous les enregistrements ethnomusicologiques que j’ai écoutés dans ma vie. J’aurais d’abord pu dire qu’il était le plus bizarre, le plus étrange, sauf que ce qu’il donne à entendre ressemble en fait à la “musique” intuitive que l’on peut soi même s’amuser à faire à l’aide d’objets divers voire de parties de son corps, quand on est un enfant, ou un adulte adepte de la détente par la régression légère. La musique de ces deux populations indiennes d’Amazonie me rappelle en effet lointainement les sons que l’on obtient en soufflant dans le creux de son coude ou de son épaule – ou dans celui ou celle de quelqu’un d’autre –, ou encore dans un tube, un cornet, un coquillage, un goulot, sur une feuille, que sais-je, elle sonne d’abord comme n’importe quelle sonorité générée spontanément à l’aide des moyens techniques dont on dispose à portée de main, soit en général les plus rudimentaires.

Sauf que la musique que les Asurini et Arara tirent de leurs instruments de bois n’a en en réalité rien d’un jeu d’enfant improvisé et sitôt oublié. Quand on leur prête une attention répétée, les pièces collectées sur ce CD édité en 1995, comme celles, plus nombreuses, disponibles en streaming sur le site du CREM s’avèrent au contraire assez méthodiques. Une fois qu’on se familiarise avec les timbres rauques et râpeux de ces clarinettes DIY mono-notes, à anche intégrée – le terme scientifique est “idioglotte” – et avec les variations de leur agencement – les musiciens soufflent parfois en alternance, parfois en même temps, tantôt par hoquets, tantôt par longs soupirs –, on s’aperçoit qu’il s’agit d’un ensemble articulé, beaucoup moins freestyle qu’il n’en a l’air, qui fonctionne par déclinaisons. L’ethnomusicologue qui a réalisé ces enregistrements en 1989, et que l’on entend les présenter en début de chaque séquence, Jean-Pierre Estival, parle d’une musique qui “fait système”, et qui surtout fait système avec la culture qui la rend possible.

Car ces pièces pour nous d’apparence dissonante, bruitiste, voire grotesque et que des amateurs de free jazz ou d’outsider music pourraient trouver familières, s’inscrivent en réalité dans une pratique rituelle extrêmement précise. Chez les Asurini, il s’agit du tule, une cérémonie de “réactualisation” d’un mythe des origines, rapporté par les chamanes de la tribu, qui raconte la venue lors d’une fête d’un serpent joueur de clarinette et d’apparence humaine. Les Arara, quant à eux, les jouent pour célébrer un moment crucial de leur existence collective, à savoir le retour de la chasse. Dans les deux cas, l’interprétation est très codifiée : elle peut être associée à des danses, à la position assise ou debout, à certains types d’ornements et de costumes. Les cérémonies sont toujours arrosées de pito, une bière de manioc doux, peu alcoolisée mais que les participants masculins Arara consomment par « bassines entières », nous indique Estival, qui note néanmoins que les approximations techniques des plus enivrés d’entre eux peuvent susciter la désapprobation de leurs camarades – rien à voir, donc, avec la joyeuse confusion d’une fanfare de carabins lillois uniformément pochetronnés.

J’ignore si Mircea Eliade ou Georges Dumézil connaissaient le mythe d’origine Asurini, mais il aurait été intéressant d’entendre leurs commentaires à son sujet. Le voici en tout cas, tel qu’il a été rapporté à Jean-Pierre Estival par un chamane :

« C’est le serpent (mbaia) qui est le maître du tule (tulejara). Il est invité pour faire la fête du tule par les Asurini ; il avait forme humaine. Il y a de nombreux tule où dansent les animaux : jawoti tuleuruwu tulekururu tuleurukuku tule, bien d’autres encore ; il y a aussi le tule du kau¡4 car les Asurini boivent du kau¡ pendant la fête ; beaucoup de femmes dansent. Le serpent et les femmes dansent toute la nuit, et avant de terminer, le serpent emmène une femme Asurini : il l’emmène dans la terre, en dessous de la terre. Il a des relations sexuelles avec la femme, à l’aide de la clarinette, puis il s’endort. Il dort aussi lorsque le jour arrive, puisqu’il n’a pas dormi de la nuit. Le serpent a perdu sa forme humaine et a repris sa forme de serpent. La femme a alors pris peur en le voyant, elle s’est mise à crier. Le serpent, fâché par ces cris, est alors allé dans le fleuve, dans sa maison au fond du fleuve, en emmenant la femme avec lui. Pendant la fête, les Asurini ont appris le tule, et quand le serpent est parti, ils savaient jouer des clarinettes et faire le rituel. Aujourd’hui les Asurini continuent de faire le tule ».

Le terme tule (prononcé « toulé ») désigne ici le rite Asurini mais par extension il nomme aussi l’instrument lui-même, cette clarinette de bois, qui elle-même incarne plus ou moins métaphoriquement l’organe sexuel. Mais surtout, la maîtrise conjuguée du tule par les participants – principalement masculins, mais pas uniquement – semble être synonyme de maîtrise spirituelle et « orchestrale » de leur cosmos. Chez les Arara, la clarinette tagat tagat génère un son voisin mais au spectre sonore plus large, dont nous ne disposons que d’une seule mais incroyable captation. L’usage de la trompe latérale tereret n’est pas mal non plus, accompagné de chants qui en miment la sonorité.

J’ai bien conscience que le background ethnomusicologique que je tente ici de vous offrir reste très sommaire et je vous invite donc, si vous souhaitez en savoir plus, à consulter ces deux articles d’Estival. Ils vous en apprendront bien davantage sur ces deux tribus indiennes qui, en 1989, ne comptaient déjà plus que quelques dizaines de membres. Ce sont des documents à dominante scientifique mais ils restent accessibles aux non-ethnomusicologues, notamment quand ils décrivent l’histoire des Asurini et des Arara, le contexte où ils évoluent et la nature précise des rituels qu’ils pratiquent. Mais encore une fois, je pense que la musique ne doit ici en aucun cas servir de prétexte à une simple acquisition de connaissances anthropologiques : si opaque voire obtuse qu’elle puisse paraître au départ, elle possède selon moi une énergie unique, qui se distribue de façon tellement contre-intuitive à nos oreilles qu’elle en vient à nous déconditionner de nos réflexes d’écoute en termes de syntaxe et de timbres. Le minimalisme abrupt des clarinettes tule et tagat tagat sonne certes comme le contraire de la world music soigneusement produite en Occident à la même époque, et c’est initialement ce qui m’a fasciné dans ces captations, mais il nous apprend surtout à déloger nos appareils auditifs de leurs petites cellules douillettes. Je ne résisterais pourtant pas à la tentation de vous suggérer d’aller jeter une oreille sur les versions « de synthèse », des sortes de réductions involontairement « rassurantes » qu’en a produites Estival dans le cadre de ses recherches acoustiques, et qui rappellent non plus le free jazz, mais plus logiquement certaines expériences électroniques des années 80.

Je précise que ces pièces sont mises en ligne, comme des milliers d’autres, par les Archives sonores du CNRS – Musée de l’Homme, gérées par le Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM) du Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative (LESC, CNRS Université Paris Nanterre), avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Bibliothèque nationale de France.

Je remercie de tout cœur Jean-Pierre Estival, Inspecteur de la création artistique (collège musique), au Ministère de la Culture, et Aude Da Cruz-Lima, chargée de la gestion et de la valorisation de ces archives.

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