Les voies du gospel de la mondialité (musicale hein, parce que sur le reste, on voit bien venir le désastre depuis très loin et depuis trèèèèèès longtemps) sont donc bel et bien impénétrables : alors que je viens de ragequitter instagram sans préavis et que j’hésite à distribuer ma musique uniquement IRL et sans intermédiaire, deux morceaux très variétoche online et beaucoup trop calibrés TikTok (c’est d’ailleurs là-dessus qu’ils ont initialement « popés ») à mon goût m’ont pourtant touché au cœur à peu de temps de distance, à savoir « Soldier » de Highlyy et « GHETTO » de Merveille – si tu me lis Merveille, sache que ton prénom est fabuleusement gracieux, et que j’en suis simplement jaloux, voilà. Highlyy et Merveille donc, deux chanteuses d’ascendance congolaise (la première est anglaise, de l’Essex même, et la seconde française de je-ne-sais-où), bien à l’aise dans leur identité « plurielle » et diasporique pour parler comme un ministre soc’-dem’ ou une campagne Benetton, mais définissant surtout l’espace d’une pop d’aujourd’hui, de l’instant même, über-commerciale et décentrée.
Ces chansons d’empouvoirement et d’émancipation se coulent donc entièrement dans le moule de notre monde, on pourrait même dire qu’elles participent à notre monde. Courtes, percutantes et linéaires, elles vont à l’essentiel et n’ont ni le temps ni l’envie de développer le propos outre mesure : il faut accrocher l’oreille (et l’œil) le plus vite possible, sonner selon les canons de la période tout en les transcendant, même un tant soit peu, bref rendre tangible une individualité en un temps record. On déroule donc des instrus afropop aseptisées comme il s’en produit aujourd’hui au kilomètre, avec des suites d’accords – que l’on condamne par devant mais pour lesquelles une ferveur secrète est heureusement entretenue – à l’efficacité redoutable, des VST qui ne dépassent pas du cadre et des beats génériques, « chaloupés » et minimalistes (bien marqués UK chez Highlyy), parfaits pour la pub. C’est un peu horripilant mais un peu super quand même, un peu trop évident dans les paroles et la dramaturgie aussi (l’amour et la moula, le quartier et la famille, les ami·es et la trahison) ; pourtant rien n’y fait, j’y retourne toujours, un peu malgré moi.
Les mots et les langues s’épousent, se fondent en un même élan ; j’ai l’impression de voir advenir en temps réel, sans fracas, un idiome-monde magnifique, comme la marque d’un soft power créole. « The mixture of Pidgin, English, Yoruba, and French makes this song wholesome », commente un·e auditeurice sous le clip du morceau de Highlyy sur YouTube , et on ne peut que souscrire. La beauté de « Soldier » réside en effet pas mal dans l’équilibre entre la rondeur vraie de cet artefact linguistique enfanté par la bouche, et le caractère ostensiblement manufacturé de son traitement – avec cette baby voice fonctionnant comme une prothèse symbiotique et non subie.
Cet art de l’entremêlement dialectal, allié à une économie poétique radicale (« je sais qu’ils me négligent mais je sais qu’ils attendent / que je tombe, mais je ne tomberai pas ») permettent une finesse incroyable dans l’expression musicale de l’émotion. L’espoir, une certaine amertume et une assurance folle irriguent non seulement les récits, mais aussi les structures harmoniques et mélodiques : la montée des jamais en chœur sur « GHETTO », ou les passages glossolaliques en français à la limite du sens sur « Soldiers » (« tu ne sais pas, mais tu ne crois pas, pourquoi ? mon bébé, mon roi, tu est pour moi ») sont les marques d’une science de l’affect chanté où la communauté congolaise brille intensément – je pense que mentionner les noms de feu M’pongo Love et Papa Wemba devrait suffire.
Merveille interconnecte moins ostensiblement les langues, mais sa manière de poser avec fluidité tout en avalant ses mots, de ne pas du tout forcer tout en lâchant quand même des petites lignes mélismatiques bien senties rend tout aussi marteau. Je suis tout le temps en train de naviguer à vue entre ses vers, à tenter de capter le sens des expressions et le contour des mots. Quand elle lâche « la mélo’ du ghetto, nan, la misère dans un sale taudis », j’entends toujours salto à la fin, et je ne sais pas si c’est volontaire mais je trouve que « la misère dans un salto, dis » est une image poétique très étrange qui me percute grave. Je dois d’ailleurs avouer, pour être totalement honnête, que son morceau me touche quand même plus que celui d’Highlyy – d’ailleurs, à part sur YouTube, la version du son comprend le couplet d’un certain Tion Wayne, qui n’ajoute pas grand-chose à l’histoire. C’est sûrement une question d’affinité, assurément moins nationale qu’esthétique, mais je me retrouve bien plus dans le côté un peu bricole ambitieuse de Merveille, dans sa voix bien douce et faubourienne (le Planète Rap me fout des frissons, elle est posée en princesse avec son équipe, la classe) ; elle en veut grave tout en étant lucide et sincère sur sa situation et l’état du monde, comme une bonne partie de la jeunesse de maintenant – que j’adore et qui me donne heureusement pas mal d’espoir, bravo à vous, beaux et belles humain·es du nouveau siècle !