Je crois que nulle musique n’a le pouvoir de me transformer de fond en comble et instantanément comme le footwork. Je m’étonne toujours de cette familiarité, de la façon dont ces grappes de sons, pleines et véloces, parlent à mon être dans son entièreté, et avec clarté ; ce n’est pas exactement l’endroit d’où je viens, mais une connexion durable et mystique s’est établie, notamment avec les premières écoutes épiphaniques du Double Cup de Rashad (2013). Comme la jungle, le footwork m’a choppé à mon insu, par la danse, moi le batteur visant toujours à tout décortiquer et analyser. D’un coup, il n’est plus question que de cela : rider entre plusieurs tempos avec fluidité, demeurer dans cette chaude incertitude rythmique absorbant chaque geste.
Je n’écoute pas du footwork tous les jours mais soyez sur d’une chose : dès que se font entendre les syncopes rituelles, que charleys glissantes et toms furieux se répondent, je bascule. Mes yeux se révulsent et ma bouche s’ouvre – j’exagère à peine –, mes pieds s’emmêlent et s’autonomisent ; je saute, tourne, tombe au sol et m’éclate les genoux, ivre d’une sensation d’apex de vitalité, de célérité magique et frondeuse.
Ces dernières semaines, les volutes eschatologiques palestiniennes ont littéralement transformé ma vie en y faisant entrer de nouvelles personnes (la seule bonne chose que ces prémices de WW3 ont entraîné), également sidérées et incapables de passer outre. Loto Retina appartient à cette cohorte blessée. Être de lumière plein de malice, musicien·ne aguerri·e de niveau 78 – il y a son album pour Orange Milk, celui pour Promesses et puis son duo avec Victoria Palacios, Alto Fuero, dont j’ai déjà parlé –, iel avance toujours, focus, sincère et assuré·e. Je ne vais pas faire dans le panégyrique mais il est clair qu’autant humainement que musicalement, c’est le genre de personne que l’on ne croise pas tous les jours, et dont on garde les conseils et expériences communes bien au chaud, proches du cœur. Une carte brillante, quoi.
En fait, Loto et moi nous sommes croisé·es en plusieurs occasions, le plus souvent sans le savoir et à bonne distance. Je suis par exemple sur de l’avoir rencontré·e, aux côtés d’Outreglot ; de l’avoir écouté·e, allongé sur un pouf-lombric, au Missing Numéro. Dans certaines de mes relations amicales et musicales, son aura pouvait se manifester : iel était l’un·e des instigateurices d’une musique à côté, dont nous ne comprenions pas que les lambeaux parlaient de nous. Le décentrement que celle-ci opère – profusion de samples aux origines troubles et d’éléments digitaux étranges maniés avec sagacité – n’est pas qu’esthétique, et illustre en fait une compréhension déplacée, anticipée et très juste de notre monde.
À force de discuter et de boire des coups, de nous faire écouter l’un·e l’autre les musiques nous irriguant (Sensational, merci pour la découverte !), une évidence m’est apparue : Loto veut faire jouer les pieds, l’esprit et l’oreille avec une élégance et une brillance inégalées. Pourtant, iel dit sa peur de s’approprier un genre musical qui ne serait pas le sien. Une réserve certes attentionnée, mais aussi un non-sens complet ; il suffit de lae voir gesticuler, parler ou musiquer pour que les fondements de cette même peur s’écroulent en eux-mêmes, emportant avec eux toute notion de genre. Loto est une incarnation du footwork, de sa finesse farceuse et entêtée, de sa transversalité, de son dépassement perpétuel. Iel n’est pas chicagoan·ne, n’a pas dansé sur « Baby Come On » avec RP Boo, mais cela ne l’empêche pas de poursuivre la grande œuvre tout en en faisant éclater les frontières.
Lae voir jouer seul·e, j’en ai eu l’occasion il y a peu de temps, lors d’une soirée organisée en soutien à la Palestine au Meta, toujours avec cette communauté d’abimé·es rempli·es d’amour. Sûr·e d’iel, Loto me conseillait de ne pas rater ça – c’était son dernier concert avant de quitter Marseille, ville où iel n’aura pu que partiellement s’expandre. Je ne devais pas être là mais l’ai été, caméra à la main, comme toujours, et ce·tte coquin·e comptait aussi là-dessus, j’en suis sûr ! Par sa présence seule, Loto agrège déjà autour d’elle les personnes en présence ; et quand la musique démarre, plus moyen de quitter le navire. Les morceaux s’enchaînent, les pistes s’empilent, l’énergie est folle, très familière et en même temps alien : j’entends du footwork évidemment, mais aussi du jersey et de la ghetto, de la synthèse et des vocaux r’n’b – quelque chose très dj/ rupture aussi, dans cette compression abusément jouissive du son. C’est une guérilla sonore au sens où Steve Goodman peut l’entendre dans son bouquin : un processus de capture / redéploiement des ondes sonores, un détournement de leur signification, entraînant une contagion affective rassembleuse, mettant à jour les affinités. Très vite juste en face d’iel, je filme mais je danse aussi, incapable de m’arrêter. Stabiliser la caméra n’est carrément plus à l’ordre du jour (désolé les épileptiques sujet·tes au mal de mer) mais le sens perce, dans ce frétillement généralisé se propageant aussi aux images.
Cette mise en acte gesticulée assoit définitivement Loto, pour moi du moins, comme artisan·e d’une nouvelle musique de danse, réinvestissant une théâtralité sacrée dans le corps de l’instrumentiste. Ses mouvement sont amples et précis, rapides ; iel prend le temps de l’ornement, de délier ses poignets, de se balancer, de prendre de l’élan pour frapper et ne loupe jamais sa cible. Le dispositif est maîtrisé dans ses moindres recoins, les mains se baladent sans s’égarer ; nous sommes toustes suspendu·es à ce bras et à ces doigts qui s’abattent, vengeurs ou graciles (c’est selon), tambourinant sur son pad avec agilité. Son pantomime participe entièrement du musical, et dans cette cérémonie, elle est l’oracle. Son plaisir – de pouvoir tout donner à 300 %, de nous surprendre toujours et de nous perdre, de faire de nous un holobionte enjoué et un peu dangereux – est évident et se diffuse sans problème à toutes les personnes en présence ; il n’y a pas d’autre possibilité que d’être ensemble, certes, mais selon nos modalités, et c’est un bon rappel.
Pour finir en copinage, comme d’hab, je tenais à dire que l’excellent duo composé par ma femme et Sara Lehad, الأصوات الصامت / El aswat El samita, jouait également lors de cette soirée, que c’était en toute honnêteté de la BOMBE et qu’il sera normalement possible de les entendre sur Radio Alhara mardi soir. Je vous embrasse les filles, vous êtes les plus fortes !