Sans avoir pris spé pop, bruit direct décroche la mention haut la main

Kariu Kenji Sekai
bruit direct disques, 2020
City Band City Band
bruit direct disques, 2020
Zusammen Clark Earlier
bruit direct disques, 2022
Jared Leibowich Secret Spells
bruit direct disques, 2023
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Connaissez-vous bruit direct disques, label français à la fois discret et pas secret du tout, mené avec la détermination d’un syndicaliste Sud Rail par un certain Guy ? Une entité mythique, visant les étoiles sans jamais se tromper ? Moi oui, et heureusement, j’ai envie de vous dire. D’abord parce que son catalogue est démentiel dans son entièreté, hétéroclite dans le bon sens du terme, et dessine une compréhension ouverte et exigeante du musical ; ensuite parce que c’est un camarade jamais défaillant dans ce putain de game de la polyvalence musicale désargentée, toujours curieux et intrépide, prêt à tenter des trucs. Je me rappelle l’avoir rencontré en même temps que sa musique, il y a quelques années, lors d’un marché de Noël aux Instants Chavirés (rassemblant une multitude de gugusses qui font des disques comme iels peuvent), encore une fois par l’intermède de ce cher Jean Carval. Nous nous sommes ensuite quelques fois croisés, assez rarement à vrai dire, jusqu’à ce que nous venions à collaborer – mais ça, c’est une autre histoire.

Guy, c’est un peu un ancien de l’indus. C’est un terme générique et affectueux, parce qu’il a surtout été percuté par le punk, en 76, puis l’acid-house dans les années 1990. Il est un de ces ainés ayant œuvré pour que l’on continue à trouver de la gloire dans le fait de ne pas vendre des disques inécoutables et inécoutés, pour et par la majorité. Il concentre à lui seul le savoir discographique d’une médiathèque de ville moyenne, a fait pas mal de trucs, sans jamais vraiment s’arrêter (comme l’atteste cet album avec d’autres anciens de l’indus, avec qui il fricotait jadis) ; et justement, peu de choses importe plus que faire des trucs, dans cette recherche-vie. Comme tous les membres de cette humble caste qui s’ignore, il est ainsi capable de se décentrer en permanence, de déceler ce qui diverge tel un cochon truffier ; il sait ce qu’il aime et ce qui est beau pour lui, simplement.

Logiquement, il a donc sorti des disques incroyables – juste pour se faire une idée de la puissance HISTORIQUE de ce catalogue, au moins pour la France : Terrine, Maraudeur, Théorème ou Scorpion Violente, mais aussi des trucs risqués qui ont du quelque peu l’endetter, comme Chéri de La Ligne Claire aka le premier disque de musique vraiment cramos que j’ai écouté, le Béhémoth Yulith Lilith de Mamitri Yulith Empress Yonagunisan ou le radical ガ​ラ​刑​GALAKEI de Tori Kudo. Des machins qui débordent, d’autres un peu durailles pour les esgourdes, mais pas que. Et c’est justement ce « pas que », deuxième prénom de la musique pop, qui me fascine le plus, dans cette collection. Des grands disques sucrés, érudits et immédiats, bruit direct disques en compte quelques-uns (j’en ai choisi trois) que je vais me faire un plaisir d’aborder, et chronologiquement, s’il vous plaît !

Le premier ? Trop fastoche : Sekai, du japonais Kariu Kenji. Il s’agit de la réf du label que j’ai le plus poncé, et de loin, encore. Monsieur Kenji, guitariste, compositeur et architecte sonore de la troupe de guignolos arty OWKMJ, est donc également un orfèvre pop éclatant mais pas crâneur pour un sou, solide sur ses appuis city pop, dans toute la diversité de celle-ci (chanson, balade synthétique, groove soft et œcuménique) sans pour autant tomber dans la reconstitution historique. Et dès l’ouverture (« The World »), c’est plié : ça va être les émotions, TOUTES les émotions, dans tous les sens, mais toujours avec une pointe de déprime. Pas possible d’y échapper ; une submersion par l’arrangement, le mixage et la composition. Ces harmonies intelligentes ourlées, déroutantes mais familières (« Yanakotori », « A crown of Flower », on ne sait jamais exactement où ça va aller) sont portées par la voix fragile mais précise de Kariu ; une voix qu’il sculpte avec soin et inventivité (les choeurs de velours de « My dream »), parfois laissée exagérément nue (« Birthday », « Woke up in dark »), parfois traitée sans retenue (« It », « Maybe »). Les guitares incroyables, chaleureuses mais un peu distantes, les synthés et les boîtes à rythme chargées en sève et érotiques – « Atelier », « The Theater », avec ces kicks synthétiques et profonds, ces caisses claires d’une dimension autre : on va se faire choper, c’est assuré. Sekai est un album de la pandémie COVID, c’est évident et cela suinte de chaque chanson, sans que je sache exactement comment l’expliquer. Une manière de faire exister le vide dans l’âtre du foyer, d’occuper l’espace sans le saturer, de rendre sensible l’absence dans la présence, de faire de la captation in situ l’artefact le plus mélancolique du monde, peut-être.

Mon second choix est une combine en forme de non-choix, un hommage aussi. Jean-Charles Delarue est mort cette année. Je l’ai très peu connu, croisé quelque fois en concert, je crois ; il y avait ses soirées French Deposit, son projet scene from salad et ses mille autres incarnations. Du bruit, de la déficience et des tentatives, toujours. C’est triste et c’est une perte, voilà. Il était une figure un peu mythique des musiques étranges et malingres, comme son ami Max ; ce que je ne savais pas cependant, c’est que Jean-Charles avait plié le game de la pop anglo-saxonne fin de millénaire (disons 80/90 : The Go-Betweens, Felt, les Pastels, Pavement, tout ça, les Freluquets même des fois) 30 à 40 ans plus tard, avec deux disques fabuleux réalisés avec deux groupes différents : Earlier de Zusammen Clark (son duo avec son cousin Jérôme Lemée) et l’album éponyme de City Band (une équipe de choc qui comptait des bouts de Bisou de Saddam et Coke Asian). Sans divulgâcher, je peux vous dire que ces deux œuvres sont absolument magnifiques, de l’Indie-pop-rock comme on en fait plus. Des CHANSONS sincères dont les paroles, chantées en anglais ou en français avec une voix nonchalante et un accent pas possible, font pleurer. TOUT EST LÀ : des harmonies vocales, des riffs et des arrangements feuillus et délicats, des harmonies comme les brûlures d’un soleil froid (« N’golo Kanté », dieux et déesse), des arpèges et des solos de guitare, des batteries qui filent droit, des couplets et des refrains imparables, des structures élégantes ! C’est très bien enregistré sans être aseptisé, ça donne envie d’être toujours amoureux·se, et en plus les pochettes sont trop belles – celle de City Band par Hendrik Hegray me pince le cœur… Il m’est vraiment impossible de choisir entre les deux : « Swim in the blue » est l’un des plus beaux sauts dans le vide qu’il m’ait été donné d’entendre depuis très longtemps, à égalité avec « Alice » (cette balle atemporelle : Sun is high, the Seine is green, but Alice prefers to stay inside) et « La symétrie des fruits ». Du coup, je vous ai mis les deux.

Et enfin pour finir, détour transatlantique avec Jared Leibowich, états-unien à la voix juvénile et duvetée dont le disque Secret Spells poursuit la grande utopie pop positiviste et transcendantale – les Beach Boys, Todd Rundgren, les Kinks, les Byrds, Evan Dando et les Lemonheads, The Human League oserais-je –, où le bonheur à forcément à voir avec la bande FM. Ça pioche à fond dans les sixties et les seventies, sans que cela ne sonne jamais lointain ou comme un emprunt ; le wall of sound ne définit pas un ailleurs idéal, les lignes vocales sont évidentes. Il y a aussi un truc années 2000 (The Shins !!!!), années 2010 même, un peu math mais avec une efficacité radiophonique ; je soulignerais que c’est tout de même un chouïa autoritaire dans son rapport à l’extase et à la rigueur rythmique, hein – genre Grizzly Bear en featuring avec Gary Numan, bien power pop. Toutes les chansons cherchent la perfection, l’élévation par le songwriting, et elles y arrivent, en plus ! Il y a du piano ET des synthés (ce qui est déjà la marque d’un certain goût), des cordes parfois, une section rythmique toujours dynamiquement à fond, martiale comme une cavalcade mais bienveillante et, bien sûr, DES GUITARES enchanteresses.

La musique de Jared, comme celle de Kariu ou de feu Jean-Charles et ses bandes, nous crie de rider la vie, sans jamais nous arrêter, de rester à l’apogée du zeitgeist et donc forcément à côté, sur la crête de notre sensibilité. Et je l’avoue, je suis plutôt d’accord avec ça. Accepter la pop comme une musique industrielle ou que sais-je encore, et les musiques (post-)industrielles comme populaires, voilà ce que m’a appris bruit direct disques et son taulier fraîchement retraité : merci, Guy Mercier !

ps : si la fièvre de l’achat vous attrape, usitez donc (le premier lien du présent article) que plutôt bandcamp ! C’est beau, ça fourmille, et les disques sont moins chers, en plus.

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