Teedra Moses et les prodiges du R&B de compromis [archives journal]

Teedra Moses Complex Simplicity
TVT, 2004
Écouter
Spotify
Deezer
Apple Music
YouTube
Musique Journal -   Teedra Moses et les prodiges du R&B de compromis [archives journal]
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Je suis comme tout le monde : j’adore le R&B futuriste du tournant 90/00 parce qu’il a tenté des choses hyper osées, qu’il prenait les standards à contre-sens, au sein d’un format grand public qui jusqu’ici ne fonctionnait pas comme ça et qui pourtant a bel et bien réussi à se renouveler et à marcher, et pas qu’un peu.  Je pense évidemment à Timbaland et aux Neptunes, à leurs travaux pour Missy, Kelis, Justin, Aaliyah, j’en passe, je songe aussi entre autres à TLC sur FanMail avec Dallas Austin, ou aux premiers Destiny’s Child.

C’est pourtant un album de R&B plus conventionnel dans sa forme, sorti en 2004, auquel je voudrais rendre hommage aujourd’hui. Complex Simplicity de Teedra Moses, produit presque en totalité par Paul Poli, est un disque qui prend moins de risques manifestes que ceux des artistes susmentionnés. Mais il parvient pourtant à captiver l’auditeur avec des propositions à la fois accessibles et sophistiquées, et suit une construction patiente mais idéale, qui lui permet notamment, plutôt que de s’épuiser à mi-chemin, de s’achever somptueusement. Son alliage de finesse et de catchiness n’a pas vieilli alors même qu’il pouvait sembler rétro à l’époque : je dirais même qu’il s’est bonifié puisqu’il il continue d’exercer le même pouvoir d’attraction sur ceux qui l’écoutaient, alors adolescents ou post-adolescents. Là où les futuristes misaient beaucoup, sinon tout, sur l’expérience du choc sonore en cherchant à développer une identité instantanément reconnaissable, Teedra Moses et Paul Poli ont approché le format dans l’autre sens, en empruntant sagement à plusieurs styles, presque comme s’ils fabriquaient de la variété. Mais ce choix du consensus leur a permis d’explorer, dans la musique comme dans les textes, des sentiments très intimes, de déployer les élans du cœur dans d’infimes nuances, au sein d’un cadre pourtant considéré comme planplan – quoique en vérité, pas tant que ça, je vais y revenir.   

Le titre de l’album résume d’ailleurs en une formule – qui, certes, ne mange pas de pain – les propriétés spécifiques de ce R&B middle of the road circa 2004 : une simplicité complexe. Teedra Moses est native de New Orleans mais elle a grandi en Californie ; quand ce premier album est sorti, elle avait déjà 28 ans et bossait en tant que styliste. Son chant et son timbre ne sont donc pas ceux d’une toute jeune fille, mais elle dégage pourtant au micro une vulnérabilité mêlée d’arrogance qui – et ça, toute la rédaction de SoulBag vous le dira – reste sans aucun doute la marque de fabrique de toutes les grandes dames de la musique afro-américaine.

Dès le premier morceau, « Be Your Girl », Moses s’adresse à un crush sur une boucle au filtre nostagique, elle lui avoue sa timidité, mais aussi que parfois le soir toute seule dans son lit elle a pour lui des pensées assez olé-olé. On a là tout Teedra d’un seul coup, le désir impudique mais l’hésitation fatale, la peur d’être rejetée ou blessée qui entrave la passion charnelle : « I wonder if you even notice me at all/ You gotta feel me and I will love you good ». Vocalement, Moses n’est pas une révolutionnaire, on devine en elle, entre autres, l’influence de Mary J. Blige dans les graves et de Beyoncé dans les aigus (je dis ça mais bon c’est pas comme si j’étais prof de chant)  mais elle maîtrise tellement son flow, c’est fou, on ne peut que l’écouter, médusé, délivrer son truc tout au long des quatorze morceaux. Au fil du disque, on l’entend occuper à peu près tous les terrains. On a un mélange de cadences street-soul, serrées, pro-actives, ambiance « t’as vu comment il m’a maté pendant le cours d’EPS ? », et de passages beaucoup plus amples, plus en retrait sur le beat, mais pas non plus prétextes à des discussions genre « faisons le point entre adultes sur notre relation et sur ma place de femme émancipée dans la société actuelle » ; de la même manière, on entend s’alterner parfois sur la même plage moments de langueur et de dépit, des moments d’interprétation fidèles aux standards du genre, mais qui ne semblent jamais forcés.

Teedra n’est donc en 2004 peut-être pas la meilleure chanteuse, elle n’a pas plus non le plus gros hit, mais elle a sans aucun doute la collection de chansons la plus parfaite, ou en tout cas la plus épanouie de tout le game R&B. Le réalisateur/producteur Paul Poli – dont ce sera, comme pour Moses, le seul long format majeur – offre à son interprète et songwriter une série de morceaux eux-mêmes assez variés, mais tous unis par un équilibre saisissant entre le son ingénu et synthétique du R&B nineties, l’usage de samples soulful pitchés que matraquaient à l’époque Kanye et Just Blaze, et des arrangements faussement nu-soul. La couleur de Complex Simplicity a quelque chose de tendu dans son opulence, ses cordes ne sont jamais tout à fait flamboyantes, elles hurlent, crissent un peu, on dirait qu’elles ne vont pas tenir longtemps comme ça. De même ses rythmiques lentes sonnent parfois au bord de l’implosion, elles n’ont pas grand-chose de laidback ou d’organique. C’est ce qui donne au disque cette espèce d’urgence bizarre, presque passée, une urgence généreuse qui vous accueille tendrement même si elle passe donc par une phase pas facile de sa vie. C’est peut-être ça la complex simplicity, un truc limite rustique, entre copains, bricolé malgré les apparats et malgré la présence de deux poids-lourds de leur catégorie  respective sur deux titres : Raphael Saadiq qui signe le très beau « Take Me », et Lil Jon sur « You Better Tell Her ».  

Et puis il y a ce romantisme qui garde les pieds sur terre, ces vapeurs amoureuses qui ne montent pas beaucoup haut que le bitume chaud, ces instants de superposition qui décrivent avec une justesse insoupçonnée la météo contrastée des âmes. Quand on essaie d’analyser ce qui se passe, on se rend d’ailleurs compte qu’il n’y pas grand-chose dans les tracks, pas beaucoup de choses en tout cas par rapport à ce qui semblait, mais qu’en fait il y a déjà tout, ces quelques petits bouts assemblés suffisent à envoyer un souffle hyper plein, hyper définitif. Ni outrageusement pop à la façon d’une Beyonce, ni arty et introspectif comme du Kelis, ni spiritualisant et texturé comme une Erikah Badu ou une Macy Gray, le disque de Teedra Moses tient une place de compromis merveilleux, vertueux. On évolue au fil des écoutes dans sa végétation mixte, qui n’en met pas plein la vue mais qui ne tient pas à rester juste mignonne et scolaire. C’est cette liberté d’être mainstream sinon quelconque pour mieux se libérer d’un modèle précis qui fait de Complex Simplicity un chef-d’œuvre d’humilité et de fierté conjuguée. Un vrai album de chevet, qui ne souhaite ni impressionner, ni attendrir, se contentant de dessiner la vie par la musique, et d’accompagner tout au long de leur vie ceux qui ont bien voulu lui donner une chance.

Theodora, impératrice du garage angoissé

Pour démarrer la semaine à fond dans la versatilité du réel, Rrrrrose s’intéresse ce matin à Theodora, jeune musicienne francilienne ayant sorti en 2023 deux EPs vitaminés, où les contours d’une musique faussement doucereuse épousent les angoisses d’une génération.

Musique Journal - Theodora, impératrice du garage angoissé
Musique Journal - Territorial Gobbing est un homme libre car il sait fluidifier le n’importe quoi

Territorial Gobbing est un homme libre car il sait fluidifier le n’importe quoi

En tournée européenne au sein du trio groupe de lecture, Loïc est tombé un soir à Bruxelles sur une performance d’un jeune natif de Leeds adepte du freestyle collagiste : Theo Gowans, aka Territorial Gobbing. Le coup de foudre a été immédiat pour le musicien-thésard et aujourd’hui il se confie en exclusivité à Musique Journal

Cette chanson des Tenniscoats aiguise nos sens et intensifie nos vies

Aujourd’hui, une nouvelle contributrice du nom d’Aurore Debierre nous fait le plaisir de décrire les miracles de la chanson « Baibaba Bimba » signée du duo japonais Tenniscoats.

Musique Journal - Cette chanson des Tenniscoats aiguise nos sens et intensifie nos vies
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.