Est-ce qu’il y a trop de musique dans les films d’aujourd’hui ? [archives journal]

MICHAEL PENN, PATRICK WARREN, AIMEE MANN, JAY WADLEY, CHARLIE KAUFMAN Playlist YouTube
2020
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Je crois que la raison principale pour laquelle il y a autant de films que je n’arrive pas à aimer ou à prendre au sérieux depuis deux ou trois décennies, c’est qu’ils font n’importe quoi avec la musique. Ce n’importe quoi peut se décliner de plusieurs façons. Je pense, au hasard parmi des centaines d’exemples, aux cordes dramatiques hyper bourrinos qui se déchaînent au cours des vols vers la lune de First Man (film déjà très moyen en soi, je vous l’accorde), alors que Chazelle avait pourtant fait le choix (étonnamment judicieux de sa part) d’élaborer une ambiance sonore naturelle hyper intéressante à l’intérieur du cockpit, avec des grincements flippants de machinerie pas fiable, mais non, il a préféré balancer par dessus des gros orchestres de merde pour bien nous rappeler, au cas où on aurait oublié, qu’aller sur la lune, oulala c’est un acte sacrément héroïque ! C’est vrai que j’avais complètement zappé que c’était pas banal de se retrouver tout seul dans une capsule envoyée à Mach 5 dans la stratosphère. Merci Damien. J’ai aussi vu, depuis dix ou quinze ans, un peu trop de films français petit ou moyen budget qui abusaient de nappes de synthé à la fois envahissantes et quelconques, et qui m’ont en tout cas souvent fait perdre le fil d’œuvres au minimum honorables. Et au-delà des musiques originales infernales, il y a les films jukebox qui depuis Reservoir Dogs nous font, certes, découvrir plein de morceaux super, plus souvent placés en illustration (on dit qu’ils sont extradiégétiques) que joués ou entendus par les personnages (auquel cas ils sont alors intradiégétiques), mais qui permettent surtout aux réals d’appuyer à peu de frais des partis-pris de mise en scène peu inspirés, sinon de divertir notre attention pendant les moments creux de leur film, voire carrément d’en masquer la vacuité générale.

Il y a des tas d’exceptions, je peux vous en citer plusieurs sans trop me creuser la tête. Dans Once Upon In Time In Hollywood, par exemple, ça m’a beaucoup emballé d’entendre autant de musique, surtout issue d’une période que je connais mal, dans des registres assez loin de mes goûts. Mais bon, c’est aussi peut-être parce que Tarantino est un énorme mélomane et qu’il s’occupe de la sélection des tracks avec autant de soin que l’écriture du scénario ou la direction des acteurs, et puis ça doit forcément un peu aider que son film soit aussi génial. La supervision de Everybody Wants Some de Richard Linklater était également bien pensée, alors qu’elle prenait le risque de souvent taper dans des tubes énormes, mais qui étaient activés par les personnages. La B.O. de Baby Driver elle aussi, dans un genre certes plus neuneu, donnait une dimension mixtape fort cohérente avec l’action. Et dans Play, même si c’est votre droit de ne pas être fan de Max Boublil, le choix et le placement des tubes était très juste. Mais après, dans Les gardiens de la galaxie, par exemple, c’est insupportable, et c’est pareil dans des dizaines de films récents. Et j’ai le weekend dernier revu Boogie Nights et bon, ok, malgré le scénario bâclé, le film reste bien, il s’en dégage un truc lent et triste dont je n’avais pas le souvenir (ça m’a fait la même chose quand j’ai revu Pulp Fiction l’an dernier) mais, bordel, le mitraillage de morceaux est trop, trop relou, ça fait mal à la tête, ça détourne en permanence l’attention, la beauté du truc se dilue dans une vague projection d’énergie… C’est dommage, vraiment.

Mais si je vous en parle, c’est parce que la seule vraie compo originale de Boogie Nights, son thème, comme on dit, qu’on entend à deux reprises, m’a en revanche énormément plu. Elle apparaît justement lors de ces moments contemplatifs, et ne sonne pas du tout comme le reste des titres, qui eux sont presque tous chantés. Signée Michael Penn et Patrick Warren, elle est menée par un orgue Chamberlin, un vieil instrument électromécanique dont vous avez sans doute déjà entendu le son tremblotant. S’y mêlent des fausses cordes nimbées d’ombre, une ambiance Contes de la Crypte, un délire orgue électrique de fête foraine qui se déclenche en pleine nuit et qui ferait presque steampunk. Envoûté par cette mélopée, j’ai donc essayé de voir qui étaient ces deux auteurs et j’ai appris que Michael Penn était aussi l’un des acteurs du film : il y joue un producteur de rock un peu minable avec une vraie gueule de producteur de rock un peu minable, maigrichon, petite bouche, cheveux frisés, et porteur d’une chemise blanche proche du blouson, qu’on voit souvent dans les films ricains mais qu’à ma connaissance on ne trouve pas dans les boutiques françaises. Il est excellent dans ce petit rôle et je me suis donc demandé s’il n’avait pas fait d’autres films, et c’est là j’ai compris que pas trop, pour la bonne raison qu’il avait déjà deux acteurs plutôt massifs dans sa famille : Sean Penn et feu Chris Penn. Du coup Michael a préféré choisir la zique puisqu’il a fait une carrière solo de chanteur, riche de cinq albums que j’ai essayé d’écouter mais qui m’ont paru, comment dire, ne pas tout à fait exister pour de vrai. Ça m’a donné l’impression d’une sorte de pop-rock totalement random, plus ou moins indie selon les moments, ni fait ni à faire, ni même à concevoir. Je ne sais pas qui écoute ça aujourd’hui, et pourtant ce n’est pas une question que je me pose souvent – alors qu’à l’inverse, des gens me la posent régulièrement à propos de disques que j’adore ou que j’adorerais écouter. Mais peut-être que je vais me forcer à persister et que cette contingence artistique va se dévoiler peu à peu à moi comme une nécessité, dans un mouvement rappelant la fameuse ruse spinoziste des passions joyeuses par inversion des scolies (si des terminales L qui viennent de commencer la philo me lisent, sachez que je dis n’importe quoi).

Mais Michael Penn est aussi un musicien de session et réalisateur aguerri, qui a bossé pour Fiona Apple et Aimee Mann (qui se trouve être son épouse), et qu’a souvent accompagné Patrick Warren, qui lui est donc spécialiste de l’orgue Chamberlin. Il a signé pas mal de B.O. depuis Boogie Nights, et j’ai trouvé trois morceaux vraiment pas mal qu’il a composés au début des années 2000. Il y a le générique très Beach Boys de Melvin Goes To Dinner, film réalisé par Bob Odenkirk de Better Call Saul. Il y a dans un registre plus « moderne », sur la B.O. d’une rom-com qui s’appelle Anniversary Party, une sorte de petite ritournelle instrumentale avec beat « hip-hop » que je devrais en théorie détester mais que les circonvolutions de la vie me font aimer avec tendresse. Et il a co-écrit avec sa femme une belle chanson qui s’intitule « Nightmare Girl », assez typique du son post-college radio/adult contemporary qui devait faire fureur lors des premières années d’existence de Pitchfork.

Tout ça pour vous dire qu’il faudrait tout de même que les gens se calment sur la quantité de musique qu’ils commandent pour leurs œuvres audiovisuelles. Je n’ai jamais étudié la question de près, mais quand je mate des vieux films ricains, du Nouvel Hollywood ou même des trucs plus commerciaux des années 80, j’ai l’impression que la plupart n’ont parfois d’autre élément musical que les génériques de début et de fin, le reste étant (presque) toujours intradiégétique. Ces derniers mois j’ai vu pas mal de bons films de cette période (Thief, La Fugue, Five Easy Pieces, Alfredo Garcia, Being There, entre autres) et franchement c’était à peine plus soundtracké qu’un Rohmer (Rohmer que le personnage de Gene Hackman, comme le savent les plus cinéphiles d’entre vous, clashe dans une scène La Fugue, et ce qui est marrant c’est que les sous-titres lui font dire : « J’ai déjà vu un Rohmer, c’est mortel »). Et je dois avouer que j’aurais peut-être mieux aimé le nouveau Charlie Kaufman (dont on se demande d’ailleurs, vu son degré de mindfuckerie, comment il a pu être validé par les algorithmes Netflix) s’il n’avait pas placé autant de musique originale et juste laissé l’indicatif, composé par Jay Wadley, de la (fausse) pub pour le marchand de glaces, et les séquences empruntées à cette comédie musicale de 1943 signée Rodgers et Hammerstein, visiblement célèbrissime, qui s’appelle Oklahoma, et dont une des chansons conclut le film. Une chanson tellement belle, d’ailleurs ! Elle s’appelle « Lonely Room » et c’est l’extraordinaire acteur Jesse Plemons (qu’on surnomme Meth Damon parce qu’il ressemble à un Matt Damon qui aurait très mal tourné) qui l’interprète lui-même. Mais sa version n’est pas en ligne donc je l’ai remplacée par une version non moins récente, de 2019, qui m’a elle aussi enchanté, par un certain Patrick Vaill. Et je me rends compte, une fois encore, que je connais rien aux musicals, aux showtunes et plus largement au répertoire populaire américain d’avant-guerre que citent pourtant si souvent mes artistes préférés de sophisti. Je crois donc qu’il va falloir que j’y mette une bonne fois pour toutes et je souhaite quant à vous une bonne fin de semaine à toustes (courage !).


5 commentaires

  • Dance You Very Much! dit :

    Juste pour le plaisir, le film « Booksmart » d’Olivia Wilde – qui est un peu le pendant féminin de « Supergrave » et « Les beaux gosses » – est doté d’une BO type jukebox + compos originales de Dan the Automator qui vaut largement le détour, même si elle prend sûrement trop de place…

  • etiennemenu dit :

    je l’ai pas vu ! mais cet effet jukebox pénible est justement récurrent dans ces comédies indé à la Apatow

  • Alice Bouvier dit :

    Pas exactement le même registre parce que je vais parler d’une série, mais en lisant ton article, ça m’a tout de suite fait pensé à la série allemande Dark. Le pire, c’est que la musique arrive toujours au même moment de l’épisode, et ma seule pensée à ce moment-là : « ok, il reste 15 minutes à l’épisode ». C’est dommage, et puisque j’ai vraiment adoré le concept de cette série, ça m’a d’autant plus frappée (et d’autant plus agacée).
    Après, j’ai rarement vu une série où l’utilisation de la musique était vraiment pertinente. Pour les films, on peut quand même en trouver où la musique est bien utilisée.

  • etiennemenu dit :

    Je n’ai vu que quelques épisodes de Dark mais en effet la B.O. « sur-significative » m’avait frappé. Et oui la musique de séries, surtout les trucs dramatiques ambitieux, est particulièrement gratinée en ce moment. Au cinéma, évidemment, c’est plus nuancé mais ça arrive vraiment trop souvent qu’une mauvaise B.O. plombe tout une scène voire tout un film.

  • Louis Plat dit :

    Avec Mommy de Dolan on a atteint pour moi le paroxysme de cet effet Jukebox, de la musique du début à la fin, insupportable.

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