Tropique du concert (4/4) : L’espoir

Kali Malone, S.H.I.T, Irreversible Entanglements, Mary Lattimore Tropique du concert (4)
2021-2023
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Musique Journal -   Tropique du concert (4/4) : L’espoir
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Le Québec débat de sa version du « pass vaccinal ». Hors de question que je mette les pieds à un concert où on l’exigerait, ce qui vaut également pour les masques. Je déroge une fois, mis devant le fait accompli à un concert de Lee Ranaldo et Kali Malone dans un centre culturel où, à l’entrée, on me tend un masque au bout d’une pincette. Plus tard ce printemps-là, l’organisateur d’un concert de S.H.I.T., groupe de hardcore du même Greg, en appelle à notre vertu sur sa page Facebook, citant à l’appui un article de Vice intitulé « Musicians Are Begging You to Keep Wearing Masks at Shows », mais le moshpit restera sourd à leurs prières. Une amie qui souhaite reprendre du service comme « bénévole » pour ce même organisateur se voit proposer de s’assurer que les gens gardent bien leur masque… à un concert en plein air. Lorsqu’elle manifeste son incrédulité (et son refus), elle se heurte à un mur. La question des masques aux concerts finit par passer à la trappe, mais un malaise demeure. Je me demande s’il vaut bien la peine de voir ou d’organiser des concerts à tout prix, quitte à se contenter de leur version « dégradée » par les effets de la pandémie. Dégradés ou pas, les concerts reprennent comme jamais. Mais quelque chose a bel et bien changé. Beaucoup sont complets à l’avance, imposant de fait la fameuse réservation en ligne. Leurs prix ont souvent doublé – au passage, la politique de bas prix défendue bec et ongles par certaines personnes à Lyon depuis les années 2000 a encore la peau dure, ce dont on ne peut que se féliciter –, et un glissement s’opère vers des pratiques toujours plus automatisées et moins conviviales, terriblement en phase avec le « monde d’après ». Ce n’est pas seulement un effet post pandémie : se présenter à un concert avec du cash à la main relèvera bientôt de l’hérésie pure et simple.

La pandémie a aussi entraîné quelques reconfigurations parmi les salles de concert de la ville. À l’été 2022, pendant le Festival de jazz de Montréal, Irreversible Entanglements, un groupe que j’écoute alors beaucoup, donne un concert gratuit au « Studio TD ». Le nom ne m’évoque rien, mais je comprends qu’il s’agit de l’ancien Astral. Un peu lent à la détente, il faudra quelques jours pour que l’évidence me frappe. Le reste du pâté de maisons est occupé par la banque Toronto-Dominion (TD), dont les dirigeants, dans un article de La Presse, se disent « très fiers de pouvoir affirmer notre appui à la scène musicale et aider du même souffle les artistes, quel que soit leur style, à réaliser leurs rêves ». Quant à moi, c’est également avec une certaine fierté que je peux désormais affirmer avoir assisté à un concert de free jazz radical dans une banque.

Début 2023, après avoir hésité à aller voir Mary Lattimore, j’achète des billets en ligne au dernier moment, moyennant bien sûr la création d’un « compte » sur le site de la salle. Le concert étant vaguement annoncé à 19 h 30, nous arrivons à 19 h 45. Personne ne traîne sur le trottoir devant le théâtre. Il faut dire qu’il fait -20 °C, mais ça reste suspect. La porte est close, on frappe. Un type se pointe, mais sans nous ouvrir, nous barrant même le passage. « Désolé, l’heure c’est l’heure, il faudra revenir à l’entracte. » Pardon ? L’artiste de première partie exige de ne pas être dérangé pendant son set. Je me demande ce qu’il fait de si fragile que notre arrivée risquerait de briser. On doit certainement pouvoir attendre au bar ou dans le hall. « Attendez, je vais voir. » Négatif. Même pas dans les escaliers ? « Revenez à l’entracte. » J’ai envie de rentrer, mais on a payé pas loin de 50 $ pour deux. Ravalant notre frustration, on fait donc le tour du pâté de maisons avant de revenir à l’entracte, constatant alors l’existence de deux pièces attenantes à la salle de concert, où nous aurions pu attendre au chaud sans « gêner » l’artiste.

Ça fera bientôt trente ans que je vais à des concerts, et je me demande un peu comment j’en suis arrivé là. Les gratouillis de la harpiste seront bien insuffisants à dissiper ma morosité.

Ce ne sont que des épisodes anecdotiques. Mais à force, leur accumulation finit par composer un décor qui m’évoque un peu trop le reste du quotidien, auquel j’ai longtemps cherché à échapper grâce aux espaces-temps des concerts : les interfaces numériques, le contrôle plus ou moins « soft », la vie chère et l’obéissance lasse au genre de dispositifs qu’on a vus s’installer ou se resserrer à la faveur de la pandémie. La question que je posais à Greg en établissant un parallèle hasardeux entre les concerts et les aéroports me semble aujourd’hui maladroite. Les choses ne prennent jamais une tournure aussi caricaturale qu’on se le figure à l’avance : elles deviennent beaucoup plus banales et, possiblement, pires. Pour ce qui est de trouver « un refuge face à un monde hostile », est-ce que celui que j’étais à 15 ans aurait été excité par les concerts de 2023 ? Comment espérer qu’ils donnent envie aux ados rebelles d’aujourd’hui, par exemple ces filles accros à TikTok du documentaire ? Lors de mon dernier passage à Lyon, je suis allé voir un concert de hardcore à GZ. J’ai été agréablement surpris par le nombre de jeunes dans la salle, presque des ados pour certain·e·s. Inutile de chercher bien loin l’explication : un endroit où l’effort collectif suinte littéralement des murs, où l’entrée est abordable, où l’on peut apporter sa bière (ou sa drogue), où aucun vigile n’est là pour vous faire chier et où l’on peut voir des bons groupes, quel·le ado intéressé·e par la musique bizarre n’en rêverait pas ? Tout n’y est pas rose, le lieu connaît son lot de situations merdiques (gaffe à votre verre…), mais on ne m’ôtera pas de l’idée que c’est une meilleure façon de plonger dans cet univers (et d’y participer) que tout ce que je viens de décrire.

Lorsque j’évoque ces questions avec mes ami·e·s montréalais·es, on ne me donne pas forcément tort, mais on semble avoir accepté que désormais, voir des concerts signifie s’accommoder de ces petits « irritants ». Beaucoup de facteurs entrent en jeu qu’il serait trop long d’aborder ici : embourgeoisement, coût de la vie, virtualisation des sous-cultures et que sais-je encore… On peut décider de passer outre, de choisir ses combats. Mais j’ai fini par comprendre d’où venaient mon décalage, ma réaction presque allergique à ce qui relève pour d’autres de simples détails : j’ai été élevé aux concerts lyonnais ! Ça revient à avoir placé très bas mon seuil de tolérance pour tous les petits renoncements qui finissent par donner à des aberrations un caractère d’évidence. Il subsiste à Lyon (et ailleurs) quelque chose des concerts tels que je les ai connus. J’ai dit que les bas prix d’entrée y avaient la peau dure, mais c’est aussi le cas du fonctionnement collectif, d’une certaine convivialité et de pratiques propices au surgissement de l’imprévu (pas toujours positif, j’insiste). Me voilà du coup bien incapable d’adhérer au pragmatisme que je vois s’imposer bon gré mal gré autour de moi. Je ne m’attends plus à ce que chaque concert soit une aventure comme dans mon adolescence, j’aimerais juste qu’ils ne me donnent pas chaque fois davantage l’impression de voir disparaître ce que j’y ai longtemps trouvé de radical et d’excitant.

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