De Pink Floyd, je n’ai que quelques souvenirs épars. Je me rappelle par exemple le DVD du live à Pompéi. La séquence de blues cosmique avec cette chienne barzoï, nommée Nobs, m’avait beaucoup marqué, alors que mon père, ingénieur du son, a eu l’occasion de travailler sur la console Midas utilisée par le groupe à cette occasion – ses yeux pétillaient quand il en parlait. Mais je me souviens aussi de mes sentiments déjà mitigés en regardant The Wall adolescent et je n’ai jamais pu encaisser l’écoute intégrale d’un seul album du célèbre groupe britannique. Si dans le Sud-Ouest, on utilise l’expression « un pink floyd » pour désigner un individu à la dégaine loufoque et nonchalante, j’ai toujours trouvé que ce groupe était au contraire l’essence même d’une forme de rock archi-conformiste, pavé de bonnes intentions, mais dénué d’intuition.
Il y a une forme de consensus biographique qui voudrait que la carrière de Pink Floyd soit divisée en deux : l’avant et l’après Syd Barrett. Les rockistes à la recherche de sensations pures et dures mettent en avant l’influence prépondérante d’un Barrett allumé au LSD et font du reste de la carrière du groupe une forme de deuil permanent du départ de leur leader, en avril 1968. Celui-ci partira enregistrer ce fabuleux disque qu’est The Madcap Laughs, jouera avec le jeune Fred Frith et prendra une retraite précoce dès 1974. Pendant ce temps-là, le combo mené dorénavant par David Gilmour rencontrera un succès planétaire en 1973 avec The Dark Side of the Moon, quatrième album le plus vendu de tous les temps. Les fanatiques du groupe voient, eux, dans le chemin parcouru jusqu’aux succès des années 1970, et l’adoption d’une dramaturgie musicale épique et cosmique, une forme d’émancipation de la tutelle du rock psychédélique et une mise en orbite sur la planète tout bonnement infréquentable du space rock.
La parution, il y a presque dix ans, du fabuleux coffret The Early Years 1965-1972 a permis d’éclairer les débuts de Pink Floyd sous un autre angle. Cette collection d’apparitions télévisées, de jam sessions, ou de lives captés dans des bars et des galeries, permet d’entrer dans les cuisines du groupe avant la consécration de Dark Side Of The Moon. Un-e aimable contributeur-ice YouTube a mis quasiment tout le boxset sur la plateforme susmentionnée, c’est ici . Et ce qu’on entend et voit là permet de renouveler les perspectives. On découvre une musique en construction, un processus qui oscille entre rock psyché, influences bluesy et envolées cosmiques, voire kraut, mais qui flirte aussi avec le free jazz et le free rock et essaye, pas toujours avec succès, de produire une musique d’expérimentation et d’émancipation.
On comprend au fil des enregistrements que ces jeunes ingés à guitare (la plupart des membres étaient étudiants à l’école polytechnique de Regent Street) n’étaient pas juste des nerds qui, dans leur coin, à force d’abnégation, ont couvé une œuvre qui, qu’on l’aime ou non, reste singulière et impressionnante. Il s’agissait aussi de musiciens très au fait de leur époque, branchés aux avant-gardes artistiques : Fluxus, l’art autodestructeur de Gustav Metzger (qui a aussi influencé les Who et Cream), et grosso modo tout ce qui agitait le Londres arty et radical de la fin des années 1960.
Organisée en 1966 dans la capitale britannique, l’exposition « Destruction In Art Symposium » est emblématique de cette émulation artistique. Des groupes psyché y improvisent, alors que l’artiste John Latham met feu à des piles de livres d’art à l’entrée du British Museum. Les pompiers et la police interviennent, l’évènement devient culte. Il est probable que Pink Floyd aient rencontré le travail de John Latham a cette occasion. Le critique et journaliste britannique David Toop, alors étudiant, offre dans son livre Into The Maelstrom une description détaillée de cette période où arts visuels, rock psychédélique et free jazz s’inter-fertilisent. (Pour l’anecdote, le symposium se tenait principalement à l’Africa Center de Covent Garden, lieu qui vingt ans plus tard accueillera les légendaires soirées du sound system de Soul II Soul.)
Dans ce contexte exaltant, on comprend que Pink Floyd a tenté de mettre à l’épreuve son blues britannique assez conventionnel, quoique sous acides, pour tenter quelques aventures plus olé-olé. L’impact du groupe AMM se fait notamment entendre sur les pièces les plus échevelées du boxset. Mené par Keith Rowe, dont Syd Barrett était un admirateur, cette formation londonienne sort en 1966 un premier album intensément abrasif AMMMusic et ses concerts sont réputés pour leur virulence. Les membres de Pink Floyd ont sans doute dû les voir sur scène en première partie de Cream au Roundhouse, ou tout simplement à l’UFO Club, où ils auraient partagé des dates. En parcourant les enregistrements du coffret, on devine bien cette influence dans le live à Stockholm ou sur les morceaux de la partie intitulée John Latham (Studio Recordings 1967). On est vraiment très loin de la dramaturgie pompeuse qui rendra Pink Floyd célèbre : le son est rêche, l’ambiance trippante.
Cette tentative de copier l’attitude free rock d’AMM, nourrie également d’après les biographes officiels par des sessions d’écoute de Coltrane sous acide, me touche beaucoup. Et l’expression la plus directe de cette phase expérimentale, ce sont les pistes créées pour la pièce d’art vidéo du susmentionné John Latham, Speak, que l’artiste avait initialement conçue en 1962. Dans cette œuvre abstraite, on peut voir un disque coloré toujours mouvant, anticipant l’esthétique psychédélique. Apparemment le groupe utilisait régulièrement cette vidéo en arrière-plan de leurs concerts à l’UFO club, dans un contexte qu’on peut mieux s’imaginer grâce à ce petit sujet de la chaine Granada TV daté du 27 janvier 1967. Cette bande-son était devenue une forme de mystère, et un Graal à l’aura mystique pour les fans du groupe, car, jusqu’à la parution du boxset en 2016, personne n’avait entendu ces enregistrements. Certains membres du groupe, comme Nick Mason, avec un melon extrême, allaient jusqu’à nier l’existence d’une telle tentative, en arguant que s’ils avaient bien joué pour cette pièce-là, il y aurait déjà eu un bootleg dans les parages.
Mais ces légendaires bandes ont bel et bien ressurgi en 2016, puisque Columbia a eu les moyens de mener un travail d’archivage et de compilation impressionnant. On peut donc découvrir ces neuf variations autour du film de John Latham au cours desquels le groupe britannique s’essaye au free-rock. Globalement, le résultat est assez bancal. En 1967, Pink Floyd n’a ni l’expérience ni l’arsenal pour produire un son vraiment radical. En même temps, le fond de groove presque bluesy rend le tout assez idiosyncratique, alors que les maladresses dans le jeu nous mettent dans le bain, la situation, de l’expérimentation – même si l’orgue frôle parfois le risible. Plus j’écoute, plus je trouve ces pièces charmantes. Si elles sont loin d’être fascinantes, on y entend un groupe qui expérimente, essaie, rate, et il y a une forme d’humilité assez inspirante dans cette improvisation peu virtuose. On est dans tous les cas très loin de la bande-son que John Latham a produite lui-même pour Speak et que l’on peut entendre là. L’artiste jugeait la tentative de Pink Floyd trop pop et sa proto-noise, réalisée principalement à l’aide d’une scie circulaire, sonne en effet plus engagée et bien plus radicale.
J’éprouve donc une forme de tendresse, une sorte de bienveillance pour ces errances de jeunesse de ceux qui produiront par la suite la musique ultime des boomers. Le coffret, et particulièrement les « versions Latham », ouvre une brèche singulière qui met en lumière l’impact des avant-gardes londoniennes sur la musique du groupe, au moment des errances les plus sombres de Syd Barrett (une anecdote célèbre veut que, lors d’une de ses dernières apparitions avec le groupe, vraiment trop plein de L, il n’ait pas cessé de jouer la même note pendant tout un concert). Bref, on peut imaginer à partir de là un autre Pink Floyd, d’autres possibles.
Pourtant, on ne peut que constater l’échec du groupe à perenniser leur phase expérimentale. C’est comme si leur laboratoire sonore bouillonnant avait subi une restructuration pour satisfaire des objectifs douteux, comme celui de raccrocher leurs velléités cosmiques et improvisatrices à des formes narratives surannées et grandiloquentes. Le pire dans cette histoire, c’est que ce sont les membres du groupe eux-mêmes qui ont été aux manettes de cette transition vers le conformisme rock. La voix off du sujet de Granada TV sur les performances du groupe à l’UFO club prophétise que « l’underground d’aujourd’hui fabrique les loisirs de demain », et cela semble terriblement vrai, en général, mais particulièrement pour Pink Floyd. Comment diable se fait-il que des compagnons de route de John Latham aient ainsi pu se retrouver à devenir le groupe référence des amateurs de hi-fi et de Blu-Ray audio?