De l’humidité mélancolique dans l’œuvre sansonienne précoce

Véronique Sanson Amoureuse
Warner Music France, 1972
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Musique Journal -   De l’humidité mélancolique dans l’œuvre sansonienne précoce
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C’est marrant comme y’a des trucs, on s’en fout pas mal la plupart de sa vie et tout à coup, illumination, obsession et tout et tout. En musique, beaucoup. Entre autres épiphanies musicales tardives pour moi : Véronique Sanson a écrit de sacrément belles chansons. Sûrement j’enfonce bien grand la porte ouverte pour certains et pour d’autres, c’est exagéré, voire complètement n’importe quoi comme assertion, mais je maintiens. J’ai aussi compris que c’était un peu notre Carole King à nous. Et comme toutes mes révélations, bien d’autres l’avaient su avant : ainsi le NME en 1973 présente Sanson comme « a heavy Carole King », autrement dit une Carole King moins légère.

En quoi se ressemblent-elles ? Un piano, une voix reconnaissable qui a chanté des chansons de femme, disait parfois de manière très claire la domination masculine, la servitude volontaire – dirait-on maintenant a posteriori dans l’éveil post #Metoo – bien nulle aussi, l’envie de prendre sa vie en main, d’être une femme parmi les femmes et parmi les hommes et parmi tous les genres possibles. Tout ça dans des sonorités nord-américaines de la fin des années 60 et 70. C’est sans doute pour ça que j’étais passée à côté : les chansons de Sanson (c’est drôle quand même ces assonances et allitérations) constituaient dans mon esprit un écosystème très eighties, saturé d’arrangements pseudo jazzy et autres synthés tout bruts en avant ; et tout ça se noyait dans ma tête avec la petite musique médiocre mainstream qui m’avait un peu irrité les oreilles.

Pourtant, son album de 1972, Amoureuse, est un merveilleux écho français à Tapestry, sorti l’année précédente : rien à jeter dans l’enchaînement de musiques pleines, gorgées de guitares, de caisses claires qui emportent puis caressent ; dans ces deux voix très proches dans leur manière d’être, chantant les mots jusqu’à l’expiration précise. Deux souffles incroyablement maîtrisés qui jouent de la montée vers des refrains forcément bienvenus, souvent inattendus, et qui se transforment presque instantanément en vers d’oreilles addictifs.

D’ailleurs, toute ma révélation Sanson commence avec le titre éponyme de cet album. À la question débile que j’adore poser : « C’est quoi votre chanson d’amour préférée aujourd’hui ? », un ami me répond il y a quelques mois : « Amoureuse » de Véronique Sanson. J’en avais un vague souvenir et j’ai dit « Ben quand même, dans mon souvenir, c’est pas l’amour-amour, ce morceau, c’est l’amour compliqué… » Bref, me voilà à ré-écouter, que dis-je à m’injecter cette chanson, matin, soir, après-midi, et à la trouver parfaite. Oh la la ! Ce début calme, ces quelques notes de piano et de guitares, le vibrato tout doux de la voix – et puis comment ça ouvre sur le pont avant ce refrain, comme des vagues qui claquent et re-claquent et se posent, avant de re-re-claquer. Évidemment il y a aussi les paroles, ce que Sanson dit de l’amour, de sa difficulté, ce qu’elle ne dit pas et surtout ce qu’elle dit HYPER bizarrement : « Et je ne suis plus d’ici, je ne suis plus d’ici. Je ressens la pluie d’une autre planète, d’une autre planète. » Mais c’est tout à fait ça, non, c’est hyper bizarre mais c’est tout à fait ça, non ? Être amoureux : ressentir la pluie d’une autre planète.

Quoi qu’il en soit, d’une pensée musicale à l’autre, et comme j’ai l’esprit un tantinet tordu, je pense encore et encore à la « pluie d’une autre planète » de l’ouverture d’Amoureuse, qui me rappelle la première phrase de la dernière chanson de Tapestry – « (You make me feel like) A Natural Woman », en l’occurence – : « Looking out on the morning rain ». Comme un relais passé absolument limpide dans ma tête, un fil visible-invisible. Et qu’est-ce qu’on fait de ça ? Rien. Sauf que je me suis mise à beaucoup écouter Véronique Sanson et que j’ai remarqué que la pluie était un motif récurrent dans son écriture, alors je me suis dit que c’est ce biais-là que j’allais choisir pour vous présenter quelques morceaux de la chanteuse au piano. On trouve toutes les conditions météorologiques dans les chansons de Véronique : la neige, le soleil, l’orage, les nuages, tout y passe ; et outre le thème de l’amour (amour, aimer, je t’aime, aime-moi), c’est le champ lexical le plus présent, un fil conducteur de son écriture. Mais la pluie a un traitement singulier, et elle fait naître des associations tout aussi intrigantes que singulières. Restons d’abord en compagnie de ce premier album incroyable, dont tous les enregistrements ont été faits en direct aux studios de la Gaîté en décembre 1971.

Il faut croire qu’il a bien plu en cet automne-hiver 1971, car trois chansons sur les douze de cet opus font mention de la pluie. « Amoureuse » donc, plus rien à dire – à part peut-être pour vous inciter à écouter sa version anglaise de 1973 chantée par Kiki Dee (première chanteuse à signer sur Motown records), dont la traduction de Gary Osborne conserve consciencieusement « When I am far away, when I am far away / I feel the rainfall of another planet » alors que la plupart des paroles ont été transformées, dans une facture plus pop que l’originale mais moins comédie musicale que celle fomentée par Artie Wayne pour Pattie Dahlstrom sous le titre « Emotion » (et reprise entre autre par Shirley Bassey), ou la pluie se retrouve oubliée totalement des paroles ; on insiste sur le trouble des mille émotions traversées, et c’est la poésie qui en prend un coup –, j’espère vous avoir convaincu de l’écouter ou la ré-écouter très attentivement.

Mais revenons à nos moutons (de nuage) pluvieux qui inondent l’album avec le deuxième morceau de la face B : « Vert vert vert ».
Première ligne : « La pluie coulait sur la fenêtre ».
Un paysage. Verdoyant. La pluie fertile et un cœur au rythme trop calme ? Le tambourinement du vent imité par les percussions : c’est le Septentrion, vent d’automne.
« Vert vert vert » est une chanson courte à la construction symphonique, une chanson de musicienne, avec ce refrain aux sonorités lointaines d’un Bach énervé : «Mais tout est trop calme / Pas de bruit infernal/ Jamais de son original / Sauf celui de mon cœur / Quand il bat en mineur ». De ruptures en saccades, quelque chose d’étonnant, qui s’échappe vite, une mélancolie inaccessible.

Et puis toujours sur ce premier album : « Bahia ». Incroyable « Bahia », chanson d’une destination imaginée, billet pour cœur enamouré. L’endroit où l’on veut être emmené·e. Et quoi, la pluie à Bahia ? « A’xiste pas », comme dirait Tardieu : « Les jours de pluie, ça n’existe pas / Les jours de pluie ne reviendront pas / Et je t’aime / Caresse-moi ».
Tellement beau. Pardon pour le sentimentalisme. Et puis non, pas pardon. On peut.
Quelle belle saisie du sentiment amoureux que cette image de la pluie effacée, et plus loin : « Les jours de pluie / Qu’est-ce que ça veut dire / Les jours de pluie / Ça me fait bien rire / Et je t’aime / Caresse-moi ». Ok, elle existe mais je m’en fous, tant que tu es là. Mais vous aurez compris, on comprend tous, cette magie-là. Véronique avait prévenu avec ce titre d’album, tout ramène à l’amour, la pluie surtout.

Déjà, dans ses premiers titres enregistrés en 1969, la pluie est là, tapie. Dans « Le feu du ciel » on entend la voix qui aime à tressaillir dans ce son aux accents queue de comète yéyé, avec une trompette qui jaillit, parfois. Entre autres comparaisons de cieux : « Comme le feu du ciel » ou « Comme le tonnerre qui ne voudrait pas faire de bruit », mais aussi « Comme le fond de l’air qui se prépare à la pluie ». C’est le paysage sourd et menaçant d’un chagrin d’amour – « Je pleure la nuit car je n’ai pas de courage ». On trouve aussi déjà le goût du break impromptu, détonant et la présence du temps, des couleurs que prend le ciel. Mais quelle inspiration cette pluie. La pluie, l’eau, des larmes, manifestement ici. Et sans doute l’énigme de la répétition de ce motif pluvieux dans le répertoire de Véronique Sanson dont je fais part ici (de manière non exhaustive, bien sûr) n’a pas à être résolu, mais on a envie quand même. Et c’est dans une chanson plus récente que je trouve un début de réponse.

« Rien que de l’eau », donc. 1992, version française de « I wanna know », écrite par un ancien amoureux de la chanteuse compositrice, Bernard Swell. Nappes de synthé en goguette derrière ces mots adaptés donc par Madame Sanson :

« Rien que de l’eau, de l’eau de pluie, de l’eau de là-haut
Et le soleil blanc sur ta peau
Et la musique tombée du ciel sur les toits rouillés de Rio, oh »

Bon sang, mais c’est bien sûr ! La pluie, c’est la musique, le rythme. Elle écrit et fait sonner la pluie parce que c’est une musicienne avant tout, que tout est battement, dans son jeu de piano, dans sa voix, dans ses élans amoureux ; ça frappe, ça fait « ploc ploc » ou « splash » aussi, ça envoie ou ça dégouline. Dans l’émission Discorama en 1972, Denise Glaser interroge Véronique Sanson :

« – Et si je vous demande qui vous êtes ?
– Qui je suis ? Eh bien, je suis une jeune fille sage, qui fait sa musique, qui fait ses paroles et ses musiques, et qui les chante. »

Une jeune fille qui n’a vraiment eu « besoin de personne » pour s’inventer poétesse musicienne, et surtout grande prêtresse de nos émotions climatiques, que ces dernières prennent la forme de déluges ou de fines gouttes de rosée qui tombent et finissent toujours par couler sur les joues. Même si, comme elle l’écrit dans une chanson intitulée « Mortelles pensées » : « Le temps assèche ce qu’il inonde ». Ouf.

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