Synth-funk pour pubs Seiko et génériques de fin [archives journal]

Greg Phillinganes Pulse
RCA, 1984
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Musique Journal -   Synth-funk pour pubs Seiko et génériques de fin [archives journal]
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Au milieu des années 80, sans qu’a priori je puisse là tout de suite me rappeler quelles années exactement, j’ai passé quelques étés en Grèce. À Athènes, mais aussi et surtout dans un petit port de pêche du Péloponnèse baptisé Kardamyli. C’est à Kardamyli que je suis tombé amoureux d’une Américaine de près de dix ans mon aînée : Rebecca. C’est à Kardamyli que j’ai appris à nager grâce à un mec dont j’étais convaincu qu’il était pédophile – une perception qui me semble encore très douteuse aujourd’hui. C’est à Kardamyli que j’ai entendu parler pour la première fois de fricotages sur la plage qui se terminait par « un truc gluant qui lui a coulé le long de sa cuisse », rapport d’expériences de copines d’une de mes cousines. Comme dans un film de Diane Kurys, ces séjours en famille à Kardamyli avaient été formateurs et grâce au souvenir d’un petit air que nous nous fredonnions les uns aux autres, entre deux manifs pour réclamer un esquimau au chocolat supplémentaire sur la terrasse du restau du port, ça y est, l’année me revient : nous étions en 1984.

L’air en question viendrait ensuite régulièrement me ronger le cerveau. Il s’agissait – je l’appris des années plus tard en finissant par en demander l’origine à la dite cousine – de l’intro de « Behind the Mask » qui ouvrait Pulse, le second album de Greg Phillinganes, sorti le 17 juillet de l’année orwellienne.

En découvrant cet album, emprunté à mon autre cousine qui le possédait dans sa petite collection de CD – ce qui me fit réaliser qu’une mythologie familiale dont j’avais été exclu s’était déjà écrite autour de lui, mes cousins ayant toujours été convaincus qu’en tant que fan d’AC/DC et Metallica, j’étais incapable d’apprécier autre chose que de la musique de blanc chevelus –, je tombais non seulement sur un disque de synth-funk regorgeant d’invraisemblables tubes tous plus méconnus les uns que les autres, mais aussi sur une œuvre plantée à la convergences d’autoroutes musicales menant toutes à des directions sublimes et passionnantes. Rien d’étonnant, me direz-vous, si vous savez déjà qu’avant d’enregistrer Pulse, Phillinganes avait été synthé de Stevie Wonder, des Jacksons ou d’Earth, Wind & Fire. Mais avant Pulse, c’est surtout au côté de Jackson, Michael, que Phillinganes avait œuvré, sur Off the Wall et Thriller. Deux collaborations qui menèrent indirectement à Pulse, ce qui n’a rien de surprenant quand on entend certains des staccatos vocaux que s’y autorise Phillinganes, et surtout sur « Behind the Mask ». Et pour cause : à la base, c’est au benjamin Jackson qu’il destinait le morceau. Un morceau qu’il n’avait lui-même pas signé…

Retour six ans plus tôt : en 1978, Yellow Magic Orchestra enregistre la musique d’une publicité pour Seiko. Le thème composé par Ryuichi Sakamoto sonne tellement bien que le groupe décide d’en faire un morceau qui figurera sur leur album de 1979, Solid State Survivor. C’est à ce moment-là qu’il tombe dans l’oreille de Quincy Jones, qui vient de terminer Off the Wallet décide d’en acheter les droits, pour qu’il figure sur le futur album de Michael Jackson, qui en développera les paroles (l’original ne contient que le refrain au vocoder – on reviendra d’ailleurs plus tard sur le vocoder en question). L’essai n’est cependant pas transformé, pour des raisons juridiques. Bien qu’enregistré, le morceau n’apparaît pas comme prévu sur Thriller et ne sortira qu’après la mort de Jackson dans une version réinstrumentalisée surproduite et mellow, présentée sur le posthume Michael.

Il se trouve qu’entre-temps, la chanson a fait du chemin et avant d’être reprise par Eric Clapton dans une version plus blanche tu meurs sur August en 1986, elle a fini entre les mains de son synthé de l’époque, à savoir, je vous le donne en mille : Greg Phillinganes.

Nouveau flashback : alors que Phillinganes bosse sur Thriller (il restera un fidèle collaborateur de Jackson et sera notamment responsable artistique de la tournée Bad), il se retrouve à bosser sur l’enregistrement de « Behind the Mask ». Voyant le morceau tomber aux oubliettes, il le récupère au vol pour se l’enregistrer pépouze et à l’abri des divergences commerciales qui avaient déchiré Jones, Jackson et le management de Yellow Magic Orchestra.

Et le fait est qu’on a beau avoir rêvé trente ans durant d’entendre le « Behind the Mask » de Jackson, l’ultime version du morceau demeurera, que vous ayez passé des vacances à Kardamyli en 1984 ou non, celle que Phillinganes enregistre pour Pulse. Il suffit de jeter un œil à la pochette pour constater que ce gars moustachu aux airs d’Eddie Murphy funky, costard nacré sur les épaules et Yamaha KX1 en bandoulière, sait de quoi il parle, mieux que Clapton, c’est sûr, et peut-être même mieux que Jackson et Sakamoto.

Il prouve en tout cas avec Pulse qu’il tient un certain niveau de funkytude synthétique à base de sable blanc et de cocotiers, mais surtout, qu’il semblait bien avoir une tonne de films en tête en enregistrant ce qui restera son ultime album solo.

Quand j’ai proposé cet article à Etienne Menu, le rédacteur en chef de Musique Journal, celui-ci a observé que l’album n’était pas forcément à son goût et m’a fait remarquer que les morceaux sonnaient tout de même assez rock FM pour du funk synthétique, ce à quoi j’ai répondu qu’ils ressemblaient plutôt à des génériques de fins de comédies – romantiques, de mœurs, d’action, au choix – de l’époque. De purs produits hollywoodiens, donc, nécessairement FM, blanchis, mais pas du tout inintéressants pour autant.

Je me trompais à peine. « Countdown to Love » apparaît dans l’incendiaire Streets of Fire de Walter Hill alors que deux autres titres de Pulse figurent dans Touch and Go, une distribution Tri Star de 1986 avec Michael Keaton et Maria Conchita Alonso que j’aurais pu posséder en Laserdisc mais dont je n’avais jamais entendu parler avant cet article.

Le premier, « Playin’ with Fire » – troisième titre de l’album – scintille par son intro charley doublé d’un riff interprété sur un patch E.Bass assez primitif qui accompagnera tout le morceau quand celui-ci se remplira de cuivres synthétiques. Beaucoup d’effets vocaux de la part de Phillinganes – notamment de discrets petits couinements empruntés à Jackson – et un accent bubblegum qui donne à sa voix une teinte rose flashy, un arôme inimitable et une texture à la souplesse exemplaire. Pensez Hubba Bubba. Quand Phillinganes place bien haut son « Fiiiire » dans le refrain, on se retrouve, perplexe, au cœur d’un générique de fin circa 1985. Est-ce vraiment le cas dans Touch and Go ? Qu’importe. Avant même d’avoir vu le film, ce sentiment est présent. Le sentiment d’un dénouement formidablement résolu dans les sourires et les promesses d’un avenir radieux qui n’appartenait qu’à l’optimisme d’une prod pré-1988, ou pour résumer plus précisément, une prod pré-Heathers et Un Monde pour Nous, deux classiques qui anticipaient inexorablement l’explosion du grunge quelques années plus tard.

« Signals », le deuxième morceau à figurer dans Touch and Go, est plus un morceau de scène nocturne, d’urbanité vaporeuse, une piste sur laquelle Michael Keaton revoyait probablement des flashbacks de ses moments passés au côté de Maria Conchita Alonso, les bons comme les mauvais. Ce moment du film où il pèse le pour et le contre et se rend bien compte que malgré la personnalité tapageuse de cette mère célibataire italienne qui se bat pour élever son gamin, il a tout à faire avec elle. Le morceau a probablement été choisi pour ses paroles lourdement figuratives, sa basse pesante et solennelle et sa séquence de percussions filtrées et réverbérées (hyper Detroit, prise isolément), propres à illustrer l’errance métaphysique urbaine et nocturne – mais aussi vaporeuse – d’un joueur de hockey qui n’aurait pas encore rencontré Tim Burton. Précisément : ça. Ce serait mentir de dire que c’est exactement ce que je ressentais en écoutant ce morceau, accessoirement l’un des plus faibles de l’album, mais difficile de nier son atmosphère hautement cinégénique.

Cette atmosphère habite l’intégralité de Pulse, ce qui justifie doublement le sentiment vaguement mélancolique qu’il éveille chez l’auditeur. C’est une plongée inconsciente dans des souvenirs de salles obscures qui n’auront pas nécessairement existé. Des fantasmes de scènes de skate avec Corey Feldman et Corey Haim (sur « Shake It »et son usage immodéré du sampler Fairlight par exemple) dans un film qui finirait avec l’un des joyaux de l’album, « Come As You Are », dégoulinant de Yamaha DX7 et de sonorités FM démocratisées.

Si rarement un album aura autant déclenché un tel fantasy cinema chez ses auditeurs (bien plus en tout cas qu’un album qui se voudrait la bande originale d’un film imaginaire), il y a peut-être une explication : la présence derrière les claviers de Pulse – et notamment le vocoder de « Behind the Mask » – de Michael Boddicker. Avant de se faire auréoler pour sa participation à la BO de Flashdance (le légitimement obscurci « Imagination » chanté par Laura Branigan), Boddicker a déjà œuvré sur celle de Saturday Night Fever et The Wiz. C’est par le biais de Quincy Jones qu’il rencontre Phillinganes, avec lequel il partage l’amour des programmations synthétiques. Si, à l’instar de Greg, Boddicker a été musicien de studio, contrairement à lui il est aussi très officiellement compositeur de musique de films, notamment responsable de la gigantesque et encore officiellement inédite BO des Aventures de Buckaroo Banzai à travers la 8èmeDimension. Le mec qui a illustré l’un des plus grands génériques de fin du cinéma a donc bossé sur Pulse.

Je le disais au début de cette déclaration d’amour, cette invitation au partage d’un album qui je l’espère, habitera l’été plein de découvertes fondamentales (les manifs, l’amour, le sperme et les profs de natation pédophiles) que vous vous apprêtez à passer : Pulse se présente comme une bretelle d’autoroute truffée d’embranchements fulgurants. On y passe de Yellow Magic Orchestra à Eric Clapton, on y entre par la voie Michael Jackson pour y finir sur la rocade Buckaroo Banzai, on y croise Michael Keaton et Willem Dafoe, tout ça sur des couches d’asphalt embrumées de vapeurs FM quand la chaleur monte au-dessus de 38°. Et une Keytar.

Mais ça ne s’arrête pas là !

« Lazy Nina » est l’un des trois singles tirés de Pulse, et l’un des morceaux que chantent le plus mes cousines aujourd’hui, comme un chant de ralliement qui mettrait tout le monde d’accord – sauf moi, qui continue de lui préférer « Behind the Mask », mais je nourris une forme de complexe d’exclusion familiale basé exclusivement sur ma digestion de Pulse.

En soi, ce n’est pas un morceau formidable, ou disons plutôt qu’il n’est pas forcément représentatif du reste de l’album. C’est en faisant des recherches pour cet article que j’ai compris pourquoi, et que j’ai découvert une nouvelle voie ô combien insoupçonnée, une sortie non indiquée par Google Maps que j’avais jusque-là ignorée. Comment ? Considérant « Lazy Nina » comme l’un des morceaux mineurs de Pulse, je ne lui ai pas prêté l’attention nécessaire, mais maintenant que je vous l’ai indiqué, tendez l’oreille. Ne trichez pas. N’allez pas chercher sur Google. Si vous n’êtes pas insensible au soft-rock californien, cette compo, cette rythmique, cette mélodie et ses paroles devraient résonner chez le fan de musique zénithale que vous êtes.

OK, ce n’était pas si difficile, vu que c’est Donald Fagen, le pape du soft-rock en personne qui a signé « Lazy Nina » pour Phillinganes en lui assurant qu’il ne la reprendrait jamais. Sympathique retour à l’envoyeur pour celui qui, par ailleurs, est omniprésent aux claviers de The Nightfly, le premier album solo de Fagen, et nouvelle preuve s’il en fallait de l’existence d’une confrérie du synthé soudée à l’époque de son invasion FM – comme la radio, pas la synthèse. Si « Lazy Nina » commence bel et bien comme un bon vieux track de Steely Dan teinté d’ironie et de mélancolie, le funk reprend le dessus à partir de 3’’50’ en venant loucher du côté d’un Prince qui aurait pu tenir un concert de huit heures sur ces quatre seuls accords.

Loin du Péloponnèse et des premiers émois, Pulse tient encore super bien la route aujourd’hui. Ce n’est pas l’ultime chef-d’œuvre du synth funk eighties, mais c’est définitivement l’album d’un bon nerd qui a su tenir la durée, le temps de dix titres cohérents, percussifs et ultra évocateurs de leur époque. Un album sous-vendu par sa pochette sobre et le regard sévère que Phillinganes y jette à l’auditeur. Qui est cet homme qui s’agrippe au manche de sa Keytar de manière si déterminée ? Il n’a l’air de rien, mais ce type a parcouru les studios les plus en vue, il a travaillé avec certains des plus grands. Voilà un musicien qui n’avait pas grand-chose à prouver, sinon qu’il était capable de signer un album impeccablement abouti.

La postérité ne l’a pas tout à fait retenu. Phillinganes n’en a plus signé après Pulse, mais il a continué de bosser dans l’ombre, surtout celle de Michael Jackson, et plus récemment de McCartney. La reconnaissance arrivera peut-être un jour, quand assez de gamins poussés par des cousines hurlant « Behind the Mask » à tue-tête auront appris à nager entre le port de Kardamyli et l’hôtel posé dans la crique en face en se souvenant de leur Rebecca, « Becky », qui était en fait amoureuse de mon cousin – comme à peu près toutes les meufs, l’histoire de ma vie – mais avait eu la bienveillance de me souffler dans l’oreille, en français, avec l’accent, « en fait, Virgile, c’est toi que j’aime », avant de disparaître de ma vie. Un peu comme Kim Wilde à la fin d’une chanson de Voulzy. Dernière sortie d’autoroute offerte par Pulse, qui restera, elle, exclusivement affichée sur mon Google Maps personnel.

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