Peut-on aimer Las Ketchup sans être sataniste [archives journal] ?

Las Ketchup Aserejé
Columbia, 2002
Écouter
Spotify
YouTube
Musique Journal -   Peut-on aimer Las Ketchup sans être sataniste [archives journal] ?
Chargement…
S’abonner
S’abonner

On commence à savoir qu’en musique la subversion est devenue une valeur souvent galvaudée, et qu’un certain nombre d’artistes contemporains se disant radicaux ou engagés n’inquiètent à peu près personne. On sait moins, en revanche, qu’il arrive à la subversion – entendons la subversion susceptible d’effrayer certains pouvoirs – de surgir là où on l’attend le moins, par exemple dans des chansons pop en apparence inoffensives. La preuve avec le groupe espagnol Las Ketchup, et plus précisément l’étrange réception de leur méga-tube « Aserejé » en 2002 dans certains pays latino-américains.

Quand une amie mexicaine m’a appris qu’en Amérique centrale, et particulièrement au Honduras, ce morceau avait fait l’objet d’accusations très sérieuses de satanisme par certains représentants de l’Église catholique, je dois dire que les bras m’en sont tombés (pour reprendre une expression chère à une ancienne prof d’espagnol). Ici et là, dans les commentaires YouTube du morceau, on trouve encore différentes personnes faisant mention de cette légende urbaine pour le moins pittoresque. Avant d’expliquer les raisons de ce prétendu scandale, je ferai déjà remarquer que la magie de la pop mondialisée réside peut-être en sa capacité à générer des glissements de sens insoupçonnés, d’un continent à l’autre. Par quelle autre grâce un tube de l’été en provenance d’Andalousie, chanté par trois sœurs (Lola, Lucía et Pilar Muñoz) pourrait-il devenir un danger satanique lorsqu’il est écouté sans filtre dans certains pueblos du Honduras, où les rêveries pop se font cauchemars du pape ? Notons qu’à l’inverse, les musiques populaires « authentiques » (entendons non destinées à être consommées mondialement et massivement), de par leur ancrage plus local, paraissent forcément moins susceptibles de faire l’objet de telles interprétations. C’est possiblement là que la pop marketée possède un atout que n’ont pas les musiques populaires traditionnelles : une propension à générer des fantasmes. Il ne s’agit pas pour autant de dire que la punta hondurienne ou les chants folkloriques mongols ne seraient jamais solubles dans notre imaginaire. Il s’agirait plutôt d’acter le fait que cette ambition de la pop de nous transporter hors-sol, loin du quotidien, vers un ailleurs alléchant (grâce aux miracles de la technologie de studio et, plus prosaïquement, au marketing) serait véritablement inscrite dans le code génétique de cette musique.

Mais qu’ont donc perçu de diabolique ces religieux honduriens dans cette chanson d’apparence strictement festive, voire gadget ? Eh bien à l’écoute du refrain d’« Aserejé » et en voyant les gens se mettre à exécuter cette danse bizarre avec leurs mains (voir le clip du morceau), ils y entendirent tout autre chose qu’un banal refrain pop à base de grand n’importe quoi. Pour eux, c’était très clair, « Aserejé » ne dissimulait rien d’autre que les mots « ser hereje », littéralement un « être hérétique ». Toute leur lecture des paroles de la chanson se présentait dès lors comme une recherche de preuves confirmant que l’ombre de Belzébuth planait bien sur le tube (je laisse les plus curieux se renseigner sur les détails de cette exégèse délirante). L’exact inverse de ma propre expérience du morceau lorsque, encore enfant, je le découvris à sa sortie : une gentille chanson pop rigolote, un refrain délicieusement con-con et entêtant.

La nature circonscrite de ces accusations de satanisme fait qu’elles ont rapidement été considérées comme relevant du fait divers musical, d’une anecdote curieuse avant tout capable de générer des clics sur Topito. Je crois pourtant que cela en dit beaucoup sur notre façon d’écouter la pop, et que ce malentendu devrait au moins nous interroger sur la faculté de celle-ci à véhiculer des fantasmes chez ses auditeurs. Ce sont ces fantasmes – ces rêves ou ces angoisses s’éveillant en nous à l’écoute d’un objet pop – qui font de la pop un phénomène culturel majeur. Pour le meilleur ou pour le pire, cette musique fonctionne véritablement comme une machine à fantasmes et, à ce titre, est une source d’incompréhensions permanentes entre musiciens et critiques, musiciens et auditeurs, auditeurs et critiques, musiciens et musiciens, critiques et critiques, auditeurs et auditeurs, etc.  Cette interprétation loufoque de « Aserejé » est là pour le prouver. Aussi, ce qui importe dans l’analyse de la pop n’est peut-être pas tant la résolution de tels quiproquos que leur identification. J’aimerais donc vous entretenir de ce que j’ai moi-même entendu et ressenti en découvrant « Aserejé ».

Je dois avant tout préciser que j’adore « Aserejé », même si je n’ai pris conscience de cet amour que récemment, disons au cours des douze derniers mois. Je crois que je ne l’aurais pas assumé par le passé, y compris vis-à-vis de moi-même, ce qui est évidemment absurde. Peut-être qu’admettre cet amour aurait été comme faire le deuil de l’exigence esthétique dont, illusoirement et par faiblesse, j’ai pu me croire détenteur. L’exigence esthétique, dans la tête du snob lambda, ne fait que rarement bon ménage avec les hits de l’été (même si l’on sait que certains érudits revendiquent leur passion pour certains de ces tubes – Lester Bangs lui-même reconnut en son temps l’amour qu’il portait au morceau « Dreams » de Fleetwood Mac). L’exigence esthétique, c’est aussi parfois se faire du mal pour rien : mieux vaut décortiquer son plaisir que le cacher sous le tapis. S’il faut donc parfois des années pour se rendre compte qu’on aime un morceau qu’on a pu railler inconsciemment, finir par le reconnaître peut avoir quelque chose de troublant. « Es que el amor es como la marea / Que según la luna se va o se queda » (« C’est parce que l’amour est comme la marée / Qui va et vient au gré de la lune »), comme le chantent Las Ketchup elles-mêmes, dans une autre chanson beaucoup moins connue, « Una de vez en cuando ».

Quand j’écoute Las Ketchup, je pense à mes vacances sur la Costa Brava, où enfant je me rendais régulièrement avec mes parents, dans la station balnéaire de Roses. Un lieu très touristique au potentiel romantique objectivement peu élevé, mais dont je garde de formidables souvenirs. Classes moyennes, vacances royales. Une sorte de madeleine de Proust sous emballage plastique. Pour moi Las Ketchup, c’est ça, l’insouciance consumériste des vacances au soleil, mais un bonheur tout ce qu’il y a de plus véridique : le bonheur de l’enfance, celui dont on ne se remet jamais totalement et que l’on n’a de cesse de regarder avec nostalgie et envie. C’est ce goût-là dont j’ai la réminiscence en écoutant « Aserejé ». Face à celui-ci, mes goûts d’esthète un peu snob ne pèsent pas lourd.

Alors forcément, je suis interpellé par le choc entre mon fantasme d’une Catalogne idyllique et les inquiétudes démoniaques de ces religieux latino-américains. Qui d’entre nous a écouté le morceau correctement ? Ou plutôt, qui en a l’interprétation la plus délirante ? Enfant, comme beaucoup, j’étais sensible à la simplicité onomatopéique d’un refrain proprement incompréhensible… « Aserejé, ja, de je, de jebe tu de jebere sebiunouva, majabi an de bugui an de buididipi ». Un gloubiboulga verbal mystérieusement addictif. On pourrait presque penser à Little Richard et à son « A wop bop a loo bop a lop bam boom » dans « Tutti Frutti », son tube de 1957. Dans les années cinquante, Little Richard faisait doublement scandale puisqu’il était rejeté par sa famille pour son homosexualité, mais aussi par une frange de la société parce qu’il jouait la musique du diable, le rock’n’roll. Il décida en 1958 de suspendre sa carrière pour se consacrer à… la théologie chrétienne (même s’il reprendra ensuite la musique). Le diable, la pop, les onomatopées : les mêmes ingrédients que l’affaire Las Ketchup…

Qu’en était-il finalement des intentions réelles des Andalouses ? La vérité sur les paroles d’un des morceaux les plus emblématiques des années 2000 n’a officiellement éclaté qu’en 2017 à la suite d’une série de tweets d’un fan uruguayen, même si elle avait été donnée dès 2004 par le groupe (dans une interview que visiblement peu de gens avaient lue). Venons-en donc à l’explication rationnelle de la signification du fameux refrain. On sait que les paroles racontent les aventures d’un certain Diego. Si on n’y prête pas attention, et si on se contente de regarder le clip très anodin de la chanson, difficile d’en savoir plus sur lui. On ne le voit pas vraiment dans le clip et on pourrait presque le fantasmer comme un gendre idéal passant les meilleures vacances de sa vie. En réalité, ce bon Diego, « la luna en las pupilas » (« la lune dans les pupilles »), est un fêtard tellement bourré et défoncé qu’il n’arrive plus à chanter les paroles de sa “canción favorita” (« chanson préférée ») lorsqu’il l’entend en boîte. Non pas un tube espagnol, mais un classique du rap, et même carrément le premier tube de l’histoire du genre : « Rapper’s Delight » du Sugar Hill Gang ! « I said-a hip, hop, the hippie, the hippie / To the hip hip hop-a you don’t stop the rock / It to the bang-bang boogie, say up jump the boogie / To the rhythm of the boogie, the beat ». Vous entendez ? Le refrain de « Aseréje » n’est rien d’autre que ça : les paroles emblématiques de cet hymne hip-hop, chantées à l’arrache par un Andalou ivre : « Aserejé, ja, de je, de jebe / tu de jebere sebiunouva / majabi an de bugui / an de buididipi ».

En découvrant cela, je redescends de mon pays de Cocagne enfantin aussi vite que Diego montait sous son cocktail tequila-ecstasy. Sommes-nous bien certain, en définitive, que Satan n’ait rien à voir là-dedans ? Après tout, qu’importe, reste cette morale : la pop n’est rien d’autre que la somme des fantasmes que nous voulons bien faire d’elle pour tuer l’ennui.

PS : jetez donc une oreille sur l’album Hijas Del Tomate sorti peu après « Aserejé », vous serez surpris, il y a des phases quasi-reggaeton, d’autres moments limite sophistipop (mais avec une ligne de chant qui rappelle le thème de La Panthère Rose), c’est franchement bien !

Un commentaire

Au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau ! [7]

Comme un couperet, la nouvelle vient de tomber : la rubrique nouveautés est de retour pour une septième occurrence ! Et pour combler trois longs mois d’absence, on part sur un format que nous pouvons à juste titre qualifier de maxi. Avec les contributions de : Raphaël Massart, Aurore Debierre, Nils Maisonneuve, Loïc Ponceau, Hugo Padique, Nicolas Golgoroth et Hervé Loncan.

Musique Journal - Au fond de l’Inconnu, pour trouver du nouveau ! [7]
Musique Journal - Une chanson des Inconnus que je ne connaissais pas

Une chanson des Inconnus que je ne connaissais pas

A-t-on assez souligné le génie musical du trio Bourdon/Légitimus/Campan ? Sans doute pas. Aujourd’hui, on vous propose de découvrir un morceau largement oublié de leur abondante discographie, qui comme d’habitude combine paroles potaches et arrangements finement ouvragés.

Des choses sont plus graves, mais ça reste dommage que Sir Menelik n’ait pas fait tout un album avec El‑P

Pas le temps pour les regrets, ça d’accord, mais on s’autorise quand même à réécouter les quelques morceaux de bravoure du prodigieux Sir Menelik avec le producteur de Company Flow pour le label Rawkus à la fin des nineties – et à se demander comment aurait pu sonner tout un LP de ce tandem qui semblait tellement fait pour se rencontrer, à la grande époque du rap expérimental new-yorkais !

Musique Journal - Des choses sont plus graves, mais ça reste dommage que Sir Menelik n’ait pas fait tout un album avec El‑P
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.