Les enregistrements des musiques dites de tradition orale offrent une expérience d’écoute parfois opaque – j’en ai déjà parlé dans Audimat – parce qu’ils sont au départ collectés à des fins strictement documentaires par les ethnomusicologues. Dans l’absolu, ils ne doivent donc pas être écoutés comme des marchandises musicales standard, par des auditeurs appartenant à des sociétés non-traditionnelles, qui se se passeraient ça chez eux ou dans les transports comme s’il s’agissait d’un produit parmi d’autres de l’industrie discographique. Pourtant cela fait désormais des décennies que des labels occidentaux éditent de tels enregistrements en visant un public non-scientifique : Le Chant du Monde ou la collection du Musée de l’homme en France, les Archives internationales de musique populaire du MEG en Suisse, Museum Collection Berlin en Allemagne, ou encore Tangent en Angleterre, sans compter évidemment Folkways aux États-Unis même si leur travail a au départ concerné pour l’essentiel le folklore nord-américain. Et puis il y a la fameuse structure Ocora chez Radio France, dont le fondateur Charles Duvelle est décédé fin 2017 et que j’avais eu la chance de rencontrer – c’était un homme incroyable, qu’il repose en paix.
Quand je parle de traditions orales, c’est pour les distinguer des musiques traditionnelles plus “savantes”, jouées par des musiciens souvent professionnels, captées dans des studios et interprétées dans des salles de concert. Ce qui m’intéresse ici, ce sont plutôt ces field recordings que l’on reçoit séparés de leur contexte, contexte qui peut être religieux, coutumier, lié à une saison, une tâche, un soin ou une célébration. On y entend souvent, outre les chants et les instruments, des gens à l’arrière-plan en train de chuchoter ou d’encourager leurs camarades, la prise de son peut varier, le micro du collecteur se déplace, parfois ça s’interrompt d’un coup et on ne sait pas trop si c’est normal, bref c’est à la fois de la musique et tout autre chose que de la musique telle qu’on l’entend « chez nous », les post-traditionnels, même lorsqu’il s’agit de musique live. Ça peut donc donner des choses tantôt ennuyeuses, tantôt mystérieuses, et qui bousculent en tout cas nos notions pourtant bien installées d’intérêt musical et de satisfaction sonore.
J’avais écrit dans l’article d’Audimat qu’il fallait éviter de chercher à tout prix des ressemblances entre ces musiques inconnues et celles que nous connaissons, que nous devions perdre le réflexe qui consiste à se dire que telle façon de chanter des pêcheurs de perles du Bahreïn sonne comme le grunt du metal, ou que telle polyphonie de jeunes Éthiopiens préfigure le doo-wop. Sans être tout fait revenu sur cette injonction, je pense aujourd’hui qu’on ne doit pas non plus se priver de ce désir de familiarité, et que l’art musical, même s’il est riche et complexe et tout ça, n’existe aussi par essence, presque par instinct, qu’à l’intérieur de certaines limites. Ce sont ces limites, ces formes archétypales, qui peuvent rapprocher des œuvres les unes des autres même lorsqu’elles correspondent à des lieux, des cultures et des usages qui n’ont rien à voir. Tout ça pour vous dire que si les field recordings, dont j’ai bien l’intention de souvent parler dans Musique Journal, resteront toujours un peu « autres » à nos oreilles de mélomanes nerds et orgueilleux, ils peuvent quand même entretenir avec nous des rapports intimes et révélateurs.
C’est le cas de ces deux CD qui recueillent des performances de Touaregs du Niger, enregistrées entre 1973 et 1982 par l’ethnomusicologue François Borel et éditées par les AIMP de Genève – je remercie d’ailleurs Madeleine Leclair, la conservatrice de ces archives, de m’avoir fait parvenir les notes de pochette rédigées par Borel, sans lesquelles ce post serait resté très impressionniste. Le premier volume s’intéresse aux Touaregs de l’Azawagh, le second à ceux de la région d’In Gall, les deux communautés étant nomades – on précise au passage que le terme « Touareg » est une invention non-touarègue, un exonyme jamais employé par les Touaregs eux-mêmes, qui se nomment en réalité Kel Tamasheq, terme qui désigne ceux qui parlent leur langue berbère, le tamasheq.
On entend surtout des voix de femmes et de jeunes filles – les hommes chantent peu et pratiquent plus généralement peu la musique – et une vièle monocorde au son farouche, l’anzad. L’accompagnement rythmique est pris en charge par le tendey, un tambour à eau fabriqué à partir d’un mortier à mil et d’une peau de bouc, ainsi par des battements de mains collectifs. On joue et on chante soit pour guérir un malade, afin de “faire sortir les génies” de son corps, soit pour fêter un baptême ou un mariage.
Si l’anzad et le jeu virtuose de ses interprètes semble posséder des vertus curatives sur les Touaregs souffrants, il produit sur moi un effet proche du rinçage, du gommage émotionnel : c’est presque de l’abrasion, mêlée à une sensation d’être protégé, pris en compte. Les pistes vocales, elles, conservent cette austérité rêche en y ajoutant une qualité rythmique indéniable : irai-je jusqu’à parler de groove, de flow, eh bien oui, et même plutôt deux fois qu’une. Les sélections les plus accrocheuses du volume 1, pour ne pas dire ses tubes, sont les trois belluwel, des chants enfantins construits sur des “jeux de bouche” effectués par deux jeunes filles qui altèrent leur voix et leur débit en se servant de leurs mains pour se frapper la gorge ou faire caisse de résonance. La répétition est inexorable, machinique : on dirait qu’elles transforment leur appareil vocal en séquenceur, martelant des phrases prononcées chaque fois exactement de la même manière, ou singeant des cris d’animaux tout en se doublant d’une seconde voix surgissante. Ce jeu sert notamment à masquer le sens des mots employés, c’est une comptine et berceuse dite dans une langue d’enfant de type « javanais » ou louchébem que les adultes ne peuvent comprendre. Je signale d’ailleurs au passage que les AIMP sortiront le 12 avril, en association avec leurs compatriotes de Mental Groove, une anthologie de berceuses et de musiques enfantines venues du monde entier.
Toujours sur ce même premier volume, il y a au onzième titre un très beau duo appel-réponse entre deux hommes qui s’échangent constamment les rôles, permutant de façon plus ou moins improvisée pour célébrer les louanges d’un chameau qui lui-même leur permettra de séduire un maximum de belles femmes, dont ils énumèrent les prénoms. On peut aussi découvrir à la plage 16 un titre enregistré plus tardivement, en 1997, par un groupe issu de la résistance touareg, Tittit, dont la façon de combiner guitare et chant évoque forcément d’autres formations de blues du désert, comme les miraculeux Group Inerane et Group Doueh, que révélerait le label Sublime Frequencies dans les années 2000.
Dans le deuxième volet, on retrouve à peu près la même palette sonore, le même type d’énergie à la fois sombre, sèche, hypnotique mais bienveillante, et ces voix scandées selon des cadences parfois contre-intuitives pour des auditeurs extérieurs. Sur la piste 3, la chanteuse Khadija récite un poème d’amour lors d’une séance de cure, accompagnée du tambour tendey, ses placements et son débit sont fabuleux. La cérémonie se prête à une danse assise, le ewegh : le malade se trouve ainsi au milieu de ses proches qui, en bougeant doucement autour, l’aident à retrouver un certain équilibre. Deux titres plus loin, on entend un chœur réaliser ce que François Borel désigne dans le livret comme une « pédale mélodico-rythmique », une espèce de ligne de basse vocale qui rôde dans l’ombre et finit par prendre le dessus sur la soliste. Dans le septième titre, c’est encore une fois une curieuse rotation chorale, qui gonfle et dégonfle. Au-delà de ces considérations particulières, ce qui me touche le plus dans ces enregistrements reste la couleur des voix, leurs contours déroutants, les affects à la fois crus et mystiques qu’elles véhiculent : personne ne chante comme ça dans les disques européens ou américains, personne non plus ne parle comme ça dans le monde que je connais.
Comme la plupart des documents ethnomusicologiques, ces deux CD ne sont donc pas, comme je le disais plus haut, des albums à écouter de A à Z et à s’approprier en y mettant un peu de son histoire, des ses goûts ou de son caractère. Mais vous aurez compris, sinon je ne vous en parlerai pas, qu’ils ne sont pas non plus de simples sources de recherches, dénuées de tout charme pour les profanes : ils nous apprennent à écouter et réécouter, à creuser notre rapport au son, aux formes, aux instruments, aux pratiques surtout qui définissent ces musiques, mais aussi les nôtres. Ils nous rappellent qu’avant de chercher à nous reconnaître dans une chanson ou une esthétique, nous avons pu vivre la musique et ses contextes comme des choses lointaines, perturbantes et peu aisées à manipuler. C’est cette liberté négative mais créative que les Touaregs du Niger, et bien d’autres, me permettent à nouveau de tester.