Ces manitous pas manchots font de la musique mixte un polar futuriste et existentiel

Jean Schwarz Canto
MFA / Celia records, 1993
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Écoutes parallèles : il y a une semaine sortait enfin le successeur du Almighty So de Chief Keef (c’est très, très bien) ; moi, j’en profitais pour me rappeler Jean Schwarz, l’idole d’un autre siècle à première vue toujours parmi nous. Jean Schwarz percussionniste et fondu de jaaaazzzzz, Jean Schwarz musicien pour la danse, le théâtre et le cinoche, Jean Schwartz au GRM et surtout, mon préféré, Jean Schwarz au département d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme : des aventures pour moi impossible à décorréler, qui m’ont amené à fantasmer une époque où les études musicales n’auraient formé qu’un seul et vaste champ, les métiers avançant de concert pour enrichir notre compréhension du monde et de la beauté, mais aussi y participer. Une pensée-pratique – une praxis, peut-être ? –, pour moi un horizon : la musique comme un art des sons et des relations, social et existentiel, humain et toujours artificiel.

C’est un peu plus complexe que ça bien sûr, déjà parce qu’au Musée de L’Homme le monsieur était plus ingénieur CNRS que chercheur au sens où on l’entend (c’est-à-dire qui écrit des articles et tout), mais quand même : par son œuvre, Jean Schwarz a acté une transdisciplinarité de facto, pas vraiment théorisée, ni analysée d’ailleurs ; il y avait la possibilité, mais il n’a jamais vraiment sauté le pas de la conscientisation. En tout cas, celui qui est considéré comme un « ancien » du Groupe de Recherche Musical a mené ses deux carrières en parallèles (il a été aussi prof au conservatoire de Genevilliers, où il a fondé la classe d’électroacoustique : la vie remplie avant internet, quoi) en bon artisan-prolétaire qui fait ses annuités, depuis les années 1960 jusqu’en 1999, date où il raccroche le tablier.

il y a de sacrés bidules, quand même. Là où il excelle particulièrement, c’est dans la pratique de la musique mixte en direct, c’est-à-dire la jonction entre « les vrais instruments maniés pour faire de la vraie musique AVEC UNE ÂME » (j’espère que le sarcasme est visible depuis l’espace) et les procédés électroacoustiques. Roundtrip par exemple, enregistrement d’un concert donné au GRM en 1977, en collab’ avec Don Cherry dans un quintet de feu, édité l’année dernière, illustre bien le talent de monsieur Jean pour l’impro et la tentative sans filet, avec ses outils de professeur Tournesol. J’adore particulièrement « Bells One » et « Bells Two » avec les légions percussives, les synthés qui crissent et foutent des hallus, les ostinati patchoulisant.

Et dans un genre totalement différent mais avec un procédé similaire, nous avons Canto, tentative de 1993 cette fois. Là, c’est néo-noir cybernétique sur les bords de la Marne, dans une réalité alternative où les zoot suits ne passent jamais de mode et se portent avec des Yeezy. Impression première : une version inédite de Blade Runner intégralement tournée à Jointville-le-Pont. L’ambiance est étrange, légèrement poisseuse, un peu inquiétante même ; il y a doute, il y a trouble, c’est indéniable. Le malaise est diffus, bien sensible, mais impossible de mettre le doigt dessus. Du jazz pour l’atmosphère oui, mais alors entendons-nous bien, s’il vous plaît : ni détente ni mondanités ici, mais de l’embrouille en clair-obscur observée au microscope, avec les contours bien ciselés, et brume HD en option. Du drame électroacoustique pour clarinette basse et bandoléon (Michel Portal, déjà présent sur Roundtrip), contrebasse (Jean François Jenny Clark, idem) et guitare (Tomas Gubitsch), basson (Alexandre Ouzounoff). Les transformations et spacialisations sont encore réalisées en temps réel, par master Schwarz himself accompagné par un autre cador Daniel Terrugi (qui fut d’ailleurs directeur du GRM), le duo maniant dispositif Syter et bande magnétique, deux outils aux grains bien particuliers.

Canto est une pièce enregistrée live, fragmentée a posteriori. À l’écoute, on perd un peu de la fluidité, mais les mouvement sont plus identifiables, et je crois que j’aime bien ça. Quelques moments que j’adore : les manip’ de bande qui rusent avec le solo de contrebasse – tellement de virtuosité chez Jenny-Clark, le gars est un démon –, après les tutti, sur la fin de « Canto » ; les nappes basses soufflées de « Mino » (p’tit hommage à Mino Cinelu j’imagine, que l’on entend défourailler le triangle) qui me donne l’impression de me trouver dans la version néoréaliste d’un épisode du Batman de 1992 ; « Boucles », tragédie contenue toute en pleurs de bande, Lost Highway sur le boulevard de Charonne. Et puis le véritable pourquoi de cet article : « Saut », un machin (je n’ai pas d’autre mot) comme j’en entend peu, avec ces essaims synthétiques butinant d’un accord à l’autre en suivant une progression harmonique hautement liquide et pas si aléatoire que ça, avec toutes ces lignes qui se frôlent, l’entrée de la gratte façon FIP grande époque… j’ai envie de dire free balearic mais ça serait de trop. Il y a aussi le naturalisme en trompe-l’œil de « Still », où les gars se lâchent, bien roublards. La finesse tendue du bien nommé « Duet », le bandoléon turbulent et multiple de « Rythme », aussi ; et ce « Final » plein et épais, nauséeux, mystique et méchant, avec une vraie fin comme un crépuscule.

Je crois que l’on peut qualifier, sans peine, les instrumentistes impliqués dans cette pièce de « grosses pointures » et cela, non pas seulement pour leur virtuosité individuelle, mais aussi (et surtout même, selon moi) pour leur façon de s’adapter les uns aux autres, de se laisser de la place tout en sachant la prendre quand il le faut, d’avancer ensemble, de mettre en place une musique exigeante et jamais imbitable. Ce qui m’impressionne le plus je crois, c’est la manière dont Schwarz et Terrugi excellent à cela : ils ne sonnent pas comme des pièces rajoutées, pas plus qu’ils ne semble chapeauter le projet. Ils sont là, dans le dur, comme les autres, à lâcher des mimiques de gros balèzes (j’en suis sûr), sur le fil. Tout semble d’un naturel incroyable, même quand les bifurcations sont à angle droit.

Je ne sais rien de la place de l’improvisation dans cette compo, on sent qu’il y a des pôles importants et des gestes anticipés, mais aussi des fulgurances non prévues. En tout cas, je me laisse toujours porter, j’oserais même « c’est un voyage », et ce n’est pas de trop cette fois : il n’y a pas d’autre moyen de le dire. Un voyage dans les tréfonds de je ne sais pas trop quoi, mais en très bonne compagnie.

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