Ainsi parlait Ioa (contrebande v1.2, Drogenbos addendum)

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Musique Journal -   Ainsi parlait Ioa (contrebande v1.2, Drogenbos addendum)
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À l’occasion de la cérémonie sacrificielle du comité de suivi individuel, formalité clôturant l’année scolaire des thésards dans la sueur et le sang, je parcours la vaste étendue de mes archives tel le perso d’un jeu en monde ouvert plutôt austère. La balade serait plutôt agréable, sans cette injonction productiviste universitaire à démontrer le dynamisme volontaire contrastant avec le statut de crève-la-faim du doctorant. Je rage un peu, c’est de bonne guerre ; par contre, j’ai été plutôt enthousiasmé, voire fier, de me rendre compte à quel point mes pensées ethnomusicologique et journalistique se sont nourries mutuellement sans pour autant se tirer vers le bas. J’aborde pas mal de mes expériences « de terrain » pour MJ, mais aussi des questionnements qui me turlupinent de façon parfois quasi-existentielle ; mon expérience « pro » participe pleinement de mes investigations, met médiatiquement en forme des microcosmes musicaux, en lumière leurs protagonistes ; ma plume de chercheur s’assouplit, se fait plus plastique et concise aussi, perd certains de ses tics.

La première incarnation de cette rencontre fructueuse mais sacrément rétroactive fut la première occurrence de la série « Dimanche de contrebande » où je m’intéresse, dans une optique large, aux pratiques de collecte plus ou moins sauvage. Celle-ci était consacrée à un concert de SSM enregistré dans le salon d’un colloque, à Drogenbos. Mais cette journée/soirée dont je garde un excellent souvenir fut aussi l’endroit d’autres concerts, dont celui, merveilleux, que je viens de réécouter à l’occasion d’une énième mise en ordre de mes données.

Je ne sais pas grand-chose d’Ioa Beduneau, si ce n’est sa musique ; et plus qu’à l’image de, il me semble être (et je dis cela de manière entièrement superficielle, donc) de celle-ci, ce qui n’est pas du tout systématique et plutôt de bonne augure, dans mon monde. Les parallèles entre l’individu et son musiquer ont beau être du genre lapalissades délavées, elles me donnent toujours matière à m’émerveiller. Et effectivement, comme il manie ses machines, observe plus loin que le visage, semble en dedans et pleinement présent, la musique d’Ioa Beduneau contemple, pèse et savoure, avec une intensité que je devine peu commune. Mieux : il est, sans aucun doute et avec un vrai amour, son faire-musique.

Le concert de Drogenbos est – dans sa construction, son déroulé, et les sonorités employées, mais aussi dans la captation qui laisse percevoir la situation dans laquelle il se déroule – marqué par un onirisme tellurique que je trouve bouleversant. Avec ses synthétiseurs modulaires, Ioa parle de la densité du monde et de ses veinures, de la masse du réel, de ce qui dans le vivant nous dépasse. Les ressemblances avec un disque que j’ai déjà évoqué, Îl​!​es de Melcòr/Augustin Soulard, n’est pas fortuite : les deux musiciens appartiennent à la même assemblée de mystiques de l’électroacoustique – l’équipe bruxelloise de Fenêtre Ovale et affilié·es pour celleux qui connaissent, que l’on retrouve d’ailleurs notamment sur l’excellent Matières Vivantes, la dernière sortie du label Hiérophonie, que je viens juste de découvrir. L’émotion est aiguisée comme un athamé, et le but de la cérémonie est de rapprocher l’écoutant·e de Gaïa, dans une mise à jour de « la structure qui relie » (comme dirait l’inspiré de Palo Alto) incluant les cybernautes.

La genèse de ce moment de musique est magique. Une fréquence ténue émerge, alors que des basses grondent, on sent que ça bouge derrière, que les présent·es s’installent ; flammèches numériques, craquements du plancher, mouvements d’air dûs à l’affaissement des corps sur les matelas, difficile de démêler le schmilblick. Une lente mélodie crantée s’épaissit dans une mitose anarchique ; jusqu’à ce que la gueule déborde, dans une ivresse déraisonnable et épique. La pression atmosphérique n’est plus la même.

La collusion entre les sons de la pièce et ceux émis par le dispositif musical dessine un espace à la fois très vrai et complètement fictionnel. Vous me direz très justement que c’est déjà ce que fait la captation, fictionnaliser le réel : eh bien oui, rien à redire, mais disons que cette rencontre renforce le processus. Une voiture passe, des grincements, la tempête se calme et les harmoniques entrent ; on m’entend manier ma caméra, glousser (à propos de la grimace d’un camarade, sûrement), des gens arrivent en tentant de faire le moins de bruit possible mais le parquet n’est pas d’accord. Tous ces sons sont peut-être des parasites, mais les parasites aussi peuvent habiter le monde.

Ce premier mouvement en forme de célébration celto-ligure ou tolosate pas vraiment reposante – je n’arrive pas à me figurer autre chose, comme une version furieuse et moins aérée du Young Druid de John T. Gast – débouche sur un second, peut-être un peu moins grandiloquent mais toujours éclatant, peuplé d’oiseaux irréels et d’insectes-artefacts. Là encore, ce sont les grands sentiments archaïques, mais d’une autre manière : au ras de l’humus, les harmonies et mélodies malaxent l’intérieur et font monter la sève ; les basses, ponctuellement, saisissent au même endroit.

La référence à Nietzsche du titre a beau être super cliché, elle parle aussi de la fantastique exaltation que me procure cette musique. Ce qui l’habite, je crois que c’est la même chose qui pousse Zarathoustra à aller au-delà tout en acceptant le cosmos dans son entier.

La transition vers la troisième partie – où les chants d’oiseaux sont travaillés en solitaire – nous ramène vers ce salon en suspension. Vite entrent des cloches qui, dans un ostinato de deux notes, accompagnent les volatiles. Ceux-ci finissent par disparaître et le motif se fait plus lourd et plus complexe, grave. Il se démultiplie aussi, occupe l’espace entier : ce qui foisonne est sacré, et ioa excelle dans le maniement des fréquences comme dramaturgie, avec une finesse un peu farouche et qui peine à se contenir. Les cloches se fondent en une nuée résonnante, tant que cela pourrait tenir de la menace (dans les haut-mediums, ça tape bien).

Puis tout redescend une fois encore, les essaims se dissipent progressivement, une courte pause, un silence et ça repart dans un concassage granulaire final (vous les sentez, les 5kHz qui croustillent ?) soutenu par un bourdon composite et charnu, notamment dans les basses ; un truc spatialisé et rocailleux où se loge quand même de la douceur.

Comme une ondée passagère, une succession de vagues qui, au fur et à mesure, font péter les dernières digues nous empêchant de rejoindre l’Unique, puis se retirent. C’est un reflux, une méditation qui brise dans le même temps l’idée même de concentration et de fixité. Et c’est la fin.

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