Le retour du roi (par ses épouses)

Les épouses d'Alohèntô Gbèfa, Jean Rouch & Gilbert Rouget Porto Novo : ballet de cour des femmes du roi
CNRS, 1996
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Musique Journal -   Le retour du roi (par ses épouses)
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« Fauve ! Fauve saisit ! Fauve tue ! Fauve ne mange pas de chose morte ! » : c’est par cette formule animalière un tantinet belliqueuse qu’Alohèntô Gbèfa, dernier dynaste du royaume de Porto-Novo entre 1948 et 1978, se voit invectivé et loué par ses nombreuses épouses lors de la cérémonie dite « de la tête », consacrant entre autre le changement d’année. Ce rituel, capté en 1969 par Jean Rouch et Gilbert Rouget, sera le sujet d’Un Roi africain et sa musique de cour, étude multimédia minutieuse réalisée par le second, que je me rappelle avoir consciencieusement poncé lors de mes débuts ethnomusicologiques. C’est un bel ouvrage qui a nécessité à Rouget de longues années et plusieurs voyages au Bénin, compte de très nombreuses transcriptions et photographies, et s’accompagne donc d’un film, Porto Novo : ballet de cour des femmes du roi. Si le livre s’attache aussi à décortiquer plus largement les formes chorégraphico-musicales sacrées se rattachant à cette institution royale – contexte, histoire, déroulé, implications, protagonistes –, le film se concentre sur un ensemble de six danses (un terme qui implique aussi de la musique, comme à peu près partout sur Terre) réalisées au sein du Palais de Gbèfa.

Assez court, solennel par ses silences et ses sous-titres qui jaillissent comme des punchlines, Porto Novo enchaîne les images aux couleurs sublimes avec une concision toute ethnographique ; et comme cette cérémonie qui se découpe en de nombreux moments, le montage tranche. Rouget et Rouch, ces deux colosses des sciences de l’Homme, documentent et synthétisent, mais un peu trop et avec trop d’ardeur à mon goût : une cérémonie de plusieurs jours tient alors en 30 minutes, et nous la vivons comme une continuité fragmentée et étrange, à distance, ce qui dit assez d’une vision de l’anthropologie et d’une époque. Ce qui me dérange, c’est que cette distance semble surtout temporelle : ce que recherchait Rouget, c’était un corpus africain non-altéré à étudier (pour lui, celui de la cour de Porto-Novo était resté sensiblement stable depuis au moins le XVIIe siècle), ayant traversé le temps dans du formol – comme si une telle chose était possible ou avait un intérêt. Voir le chef d’un royaume anciennement sous protectorat français (son rattachement à la colonie du Dahomey date de la mort du dernier « vrai » roi, Toffa, en 1908) porter un couvre-chef inspiré de celui d’un maréchal (ce qui lui donne une petite vibe Lee Perry) aurait pu lui mettre la puce à l’oreille, mais bon.

Ici, le magistral se loge dans l’entremêlement des significations ; tout semble saturé de sens, et c’est la beauté de la forme qui décide de l’agentivité du rituel. De son protocole à ses danses en passant par ses parties musicales, cette cérémonie complexe, donnée par des épouses-officiantes au pouvoir religieux affirmé, contribue à renforcer le roi dans son pouvoir. On pourrait même dire que c’est le pouvoir qui se rappelle à lui-même par ses attributs, son histoire, sa structure. Et ces images sont, paradoxalement, aussi une façon pour une couronne à son crépuscule de se magnifier, une dernière fois peut-être, dans l’œil de ses ouailles et de l’ancien colonisateur. Il y a quelque chose d’assez intrigant dans le fait de voir, de nos yeux, une cérémonie royale, ou plutôt de voir le protocole et les apparats d’une autre royauté, portée par un faste aussi autre ; de voir un roi danser, dans une cérémonie où les (ses) femmes président, par ailleurs. Des femmes qui dansent, chantent, jouent des instruments – se rappellent leur condition aussi : comme lors de la « pavane en mémoire des épouses des anciens rois, mises à mort pour avoir été infidèles », à la fois avertissement, commémoration et rituel funéraire – quand les hommes regardent, portent des parapluies, donnent l’onction pour certains.

Le corpus compte quatre danses rituelles et deux profanes – en préambule, il y a aussi le rituel de la prière, où les musiciennes défuntes sont consultées afin que le choix d’une nouvelle tambourinaire soit validé ou non. Très sobre, je l’aime, beaucoup : des claquements de main, des libations et des prosternations, quelques paroles et des chœurs magnifiques. Toutes ces danses sont réalisées au sein de ce palais majestueux dans son imposante simplicité, un bâtiment assuré dans son caractère sacré, qui impressionne justement car il ne le cherche pas, il l’est tout simplement – comme ce monarque aux tenues toujours on point, dont on peut voir dans la prestance les traces d’une royauté finissante mais qui pourrait durer pour toujours. Dans la manière dont il regarde, dont il s’autorise à danser pour revenir dans son immobilité flegmatique, dont il touche, dont même ses ministres interagissent avec lui, Gbèfa est, naturellement, un roi.

La magnificence est aussi organologique, et je suis toujours ébloui en voyant les grandes cloches de cuivre aux origines mythiques, les tambours, les hochets, les cithares, les calebasses et les tambours-jarres (jouées avec des éventails de cuirs claquant les ouvertures, ou des deux mains sur le corps de l’instrument), et puis ces cannes métalliques ornées d’anneaux que les danseuses font sonner par glissements. Tous ces instruments (les ayakpa) se rattachent non seulement à une cosmogonie mais aussi à une conception du pouvoir, au pouvoir lui même ; ils sont autant objets de vénération que de jeu. L’idée d’instruments sacrés et plus puissant que les hommes, leur survivant, influant sur leur destinée, me plaît énormément. Je crois que je serais aujourd’hui plus enclin à faire confiance à une cloche en bronze imposante ou à une cithare antédiluvienne pour guider ma vie qu’à Gabriel Attal, aucun problème. À chaque nouvelle séquence, l’instrumentarium nous est présenté via une très belle photo un peu protocolaire ; les noms, traduits en français sont tous éclatants (« Notre-Mère-la-Foudre-est-tombée »), comme celui des gens (Eau-de-Mer est mon nouveau deuxième prénom, sachez-le).

Les danses, anti-spectaculaires mais incarnées, tiennent souvent de la déambulation minimale et chargée, de la circonvolution aussi ; les séquences musicales, tout en vigueur contenue (la musculature des joueuses de cloche) ne questionnent pas mais tracent. Les motifs (poly)rythmiques sont complexes mais clairs, gorgés de micro-modulations et interactions, parfois plus frontaux et joués dans un seul élan (la quatrième danse rituelle). Le tempo semble onduler mais non en fait, il y a une sensation d’élasticité et de collectivité, comme si ces femmes avaient toujours joué ensemble (ce qui est peut-être le cas), appris les unes aux autres (idem, je me rappelle plus exactement du bouquin). Les danses se ressemblent, (se) répètent. Le charme opère justement par ce retour du même, par cette fausse homogénéité. Mais l’austérité ne doit pas tromper : ce qui se joue ici, c’est l’ordre du monde.

Je ne vais pas vous raconter le film en entier, mais les danses profanes (les deux dernières) valent carrément le coup : pour la beauté des voix, l’entremêlement des gestes et des chants (la fluidité de la forme responsoriale, quoi) mais aussi car Rouget, pour des besoins analytiques, lâche des ralentissements qui rendent le rendu carrément irréel (et j’adore entendre du time-stretch dans ces conditions), visuellement et surtout sonorement. Et puis tout se clôture par quelque chose de plus festif, qui rappelle que si ces femmes célèbrent leur roi et sa lignée, pleurent leurs précédecesseuses, parlent aux divins et aux éléments, elles s’adressent également à elles-mêmes – elles s’enjaillent, quoi !

PS : Dernier spoiler, mais le moment de l’entracte, quand ça sort une bouteille de tise de la calebasse, que l’on voit un enfant dans les bras d’une des officiantes, je trouve ça parfait, comme un rappel que le rituel est toujours ancré dans la « vraie » vie, même quand on tente de le dissimuler.

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