Quelques chansons génoises pas forcément légères, mais toujours savoureuses [archives journal]

FABRIZIO DE ANDRÉ Creuza de mä
Ricordi / Sony, 1984
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Musique Journal -   Quelques chansons génoises pas forcément légères, mais toujours savoureuses [archives journal]
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De son vivant, le chanteur italien Fabrizio De André (1940-1999) était déjà devenu une sorte de mythe. Pourtant, le cercle de ses auditeurs hexagonaux paraît toujours bien mince, vu son importance. Qui était-il ? Authentique anarchiste, De André est l’auteur d’une œuvre musicale et textuelle immense. Chanteur-compositeur populaire et audacieux, il aimait rendre hommage dans ses chansons à celles et ceux que la société a laissé·e·s sur le banc de touche : marginaux, paumés et rêveurs irréductibles. Il a également adapté et traduit en italien Georges Brassens (son idole) ou Leonard Cohen et fait comme eux partie des très grands chanteurs-poètes du siècle passé. Mais pourquoi cette relative méconnaissance de son œuvre en France ? Ce genre d’incompréhension comporte toujours sa part d’inexplicable. Peut-être que les auditeurs non-italophones préfèrent passer leur chemin lorsqu’ils entendent parler d’un artiste étranger avant tout célébré pour la qualité de ses textes ? Grave erreur. De André est aussi (et pourquoi pas surtout) un exceptionnel musicien, maîtrisant la science de la mélodie qui, comme chacun sait, est universelle et se passe de traduction. Pour s’en faire une juste idée, il suffit d’écouter Creuza de mä, sorti en 1984. Le titre de l’album désigne en génois un sentier maritime, emprunté par les marins au retour de la pêche, et c’est un grand disque méditerranéen, considéré comme son enregistrement le plus abouti ; on peut même dire qu’il s’agit d’un classique, tout court.

L’auditeur français ne sera pas plus démuni que la plupart des Italiens car Creuza de mä est exclusivement chanté en ligure, le dialecte génois. Tout un symbole, déjà, ce choix d’un langage. Autre spécificité de l’album, il est le fruit d’une collaboration entre De André et Mauro Pagani, producteur et co-compositeur de tous les morceaux. Rappelons en quelques mots que Pagani est lui aussi un grand musicien italien, dont la carrière démarre dans les années 1970 avec l’excellent groupe prog Premiata Forneria Marconi. Sur le papier, Creuza de mä fait bien partie de ces disques où les planètes semblent alignées pour qu’il en sorte quelque chose de génial. Et effectivement, c’est génial, déjà parce que tous les morceaux sont formidables. Et ça l’est aussi parce qu’au sein des exubérantes années 1980, ce disque de terroir a tout d’une anomalie… qui rencontrera pourtant un franc succès commercial. 

Creuza de mä est aux antipodes de la musique d’un Pino D’Angio, pop star italienne qui triomphe à la même époque. Mais Fabrizio De André montre que le « folklore » peut lui aussi se vêtir d’une certaine évidence pop. Tous les morceaux résonnent ainsi comme des anachronismes salvateurs. Toutefois, De André et Pagani ne se contentent pas de réveiller un passé oublié en cherchant à sonner authentique : ils sont authentiques tout simplement. Rien n’est falsifié, rien n’est marketé sur ce disque. La voix de Fabrizio est suave et profonde, intense, mais sans aucun pathos, ravivant des émotions enfouies. Le disque se présente ainsi comme une plongée dans une Italie que personnellement je ne connais pas, une Italie qui peut-être n’existe pas ou plus, mais dont on se prend à rêver le temps d’une douce demi-heure. C’est une des grandes forces de ce disque que d’éveiller avec une simplicité naturelle un imaginaire fécond chez l’auditeur.

Je désignais Creuza de mä comme un disque méditerranéen. La pochette, que je trouvais initialement un peu tarte, est en se sens formidablement évocatrice. Les morceaux sont à l’image de ce jaune monochrome gorgé de lumière : écrasants et puissants. 

Le disque opère un arbitrage parfait entre tradition et modernité. Guitare, basse et synthétiseurs trouvent naturellement leurs places aux côtés d’instruments provenant d’Orient, du Maghreb, d’Europe de l’Est, tels le oud ou le bouzouki (interprétés par Mauro Pagani).  Involontairement, la musique de De André fait écho aux recherches de l’historien Fernand Braudel. Comme lui, il nous présente une « Méditerranée largement ouverte, telle qu’elle a été, respirant sur le vaste monde ». Creuza de mä serait-il un disque d’actualité ? Dans une certaine mesure seulement. 

« Sidún » est le seul morceau directement inspiré d’un évènement contemporain, le bombardement de Sidon, au Liban, par le général israélien Sharon, en 1982. Les autres morceaux parlent essentiellement de la ville de Gênes, de son histoire et même de sa mythologie, serions-nous tentés de dire. Le disque démarre par le chanson-titre, « Creuza de mä ». Ce récit du retour de pêche des marins génois prend la dimension d’une épopée : « Ombrageux visages, visages de marins / D’où venez vous, où allez-vous ? » Le titre dénote tout de suite par la polyrythmie caractéristique de son refrain. Et pendant que les rythmes s’enlacent, le temps se dilate et le disque démarre. 

L’album constitue une véritable immersion dans le passé de l’illustre République de Gênes, l’une des grandes puissances européennes du Moyen-âge et de la Renaissance. Évidemment, c’est plus ou moins attrayant selon les sensibilités, et pourtant… Mandolines et guitares édifient des grooves d’une beauté surannée, pendant que la voix de Fabrizio fait défiler devant nous une galerie de portraits saisissants. Fidèle à sa réputation, il dépeint la vie des laissés-pour-compte ; une prostituée arabe dans « Jamin-a », ou encore un collecteur de dettes honnête et miséreux dans « Â pittima » (sûrement mon titre préféré). Les instrumentations sont surprenantes et belles, riches quoique sans fioritures. 

À l’image de cette Méditerranée ouverte, Fabrizio De André et Mauro Pagani ont fait surgir dans ce disque un beau carrefour esthétique, où s’enchevêtrent dans le plus parfait syncrétisme les musiques d’Orient et d’Occident. Et si vous n’êtes toujours pas convaincus que ce disque est un chef-d’œuvre, je sors mon joker : David Byrne le considère comme l’un des dix albums les plus importants des années 1980.

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