C’est avec un grand plaisir que j’entame cette chronique, ma participation inaugurale pour Musique Journal. Mais dans quel but ? Faire découvrir des artistes à une plus grande audience ? Pas vraiment. En vérité, l’objectif est avant tout personnel : je souhaite constituer au fur et à mesure de mes différentes chroniques (qui seront, je l’espère, nombreuses) la liste de mes albums préférés, manière pour moi d’externaliser mes goûts musicaux. Comme on le ferait avec des données sur un disque dur externe, comme un journal dans un journal. Un but assez commun mais absolument pas vain, le partage de ce qui tient à cœur étant une des belles caractéristiques de notre espèce. Cette première chronique, je la consacre à l’unique album d’un certain Pedro (de son véritable nom Peter Mekwunye), One Kind of Love.
Je sais peu de choses sur Pedro. Je l’ai découvert dans une émission (celle de David Blot) diffusée il y a sept ans de cela sur Radio Nova, où un chroniqueur musical (je ne sais plus qui malheureusement) invité l’avait présenté à l’occasion de la réédition de son unique album par Musique Plastique, label de Portland. Pour le décrire, le chroniqueur en question l’avait évidemment abordé sous l’angle du mystère. La date de réalisation de l’EP était approximative selon lui ; son scepticisme découlait de certaines déclarations de Pedro qui s’était dit influencé par Arthur Russell et William Onyeabor, deux de mes artistes préférés par ailleurs, dont l’audience réduite en 1993 (ça dépend où, rappelons que Onyeabor a tourné plein régime sur les radios nigérianes) faisait douter l’homme de radio. L’album aurait-il été enregistré plus tard puis rétroactivement crédité pour donner à l’artiste une certaine aura, et contribuer à cet engouement un peu douteux pour les artistes « de l’ombre », « redécouvert·es » par hasard ? La dimension lo-fi aurait-elle été surjouée pour donner l’illusion d’une cassette auto-produite (ça s’est déjà vu) ? Peut-être Pedro travaille-t-il dans un domaine tout autre que celui de la musique, mais n’en demeure pas moins un passionné, et a-t-il réalisé cet album pendant son temps libre, riant de l’engouement (restreint, certes, mais tout de même) dont il a pu faire l’objet avec la sortie de cet EP ? Pedro existe-t-il seulement ? Là encore, mystère.
Mais revenons à la musique : sur One Kind of Love, mes chansons préférées, celles que j’écoute, indépendamment du reste, à la manière d’aujourd’hui, sans m’accrocher à la figure de l’album comme totalité, en piochant sur des plateformes dont la constitution même met en forme une façon de créer et une écoute (PinkPanteress, coucou) – un peu comme ma playlist « Chanson préférées » sur Spotify dans laquelle on retrouve aussi bien« Dance PM » de Hiroshi Yoshimura, les Gymnopédies d’Erik Satie ou « Paris, c’est loin » de Damso et Booba – sont « Hosannah » et « My God ». C’est avec cette dernière que j’ai été introduite à l’univers de Pedro, et ce n’est que par la suite que j’ai découvert et apprécié « One Kind of Love », « Amor », « Niddi », « Love Perfect Bond » ou « South Africa ». Pedro me rappelle une sorte de Martin Rev plus lumineux mais plus décharné aussi. Martin Rev qui, ne l’oublions pas, a lui aussi chanté son amour d’une voix fragile sur des instrumentales simples ; à l’écoute de « South Africa » ou de « One Kind of Love », des réminiscences de See Me Ridin (« Secret Teardrops », « I Hear Your Name ») me viennent – mais suis-je vraiment objective ? Mon amour pour Martin Rev me pousse à le voir partout .
Par contre, s’il y a une chanson que je n’ai pas réussi à aimer jusque ici – j’accepte que cela puisse prendre du temps –, c’est « Omogé », celle dont le tempo est le plus rapide. Comme sur chaque morceau, la voix de Pedro y est assez peu distincte ; le chanteur ne s’y exprime pas en anglais mais dans une langue que je suppose dialectale et nigériane (Nigéria dont il est originaire et qu’il avait quitté depuis peu en 1993, si l’on en croit la légende). Si Pedro chante de plus en plus fort et scande davantage ses paroles le temps avançant, il n’en est pas de même pour l’instru qui demeure la même, se répète. Cette structure ne me pose pas de problème : j’aime la répétition, beaucoup, surtout quand celle-ci tend presque à la stase, comme dans l’ambient, mais peut-être aurais-je souhaité qu’« Omogé » s’intensifie au fur et à mesure, que la chanson devienne effrénée, se fasse ascensionnelle. Peut-être est-ce dans ce contraste que se loge l’intérêt de cette chanson, aussi. Je ne sais pas, mais j’essaye en tout cas toujours d’imaginer un remix de la chanson par un·e producteur·rice qui rendrait le son encore plus saturé, plus industriel (comme pour « Love, Perfect, Bond » que j’adore, mais d’une tout autre manière : je ne peux m’empêcher de me demander ce qu’un producteur comme Chris Blackwell aurait fait de ce titre, damn). Cette absence de « montée » prenant la forme d’un retour obstiné du même me semble en tout cas une caractéristique au centre de la musique de Pedro.
À vrai dire, difficile d’établir pourquoi l’on aime certaines choses plus que d’autres ; évidemment, les raisons dépendent de l’objet en question. Dans le cas de One Kind of Love, c’est sûrement parce que cet album incarne précisément le genre de musique que j’aurais aimé faire si j’avais été musicienne (et si on ne compte pas toute la discographie de Dean Blunt). Son enregistrement brut, son absence de justesse dans la voix et donc, cette capacité qu’il a eu de s’autoriser à chanter malgré tout – malgré une absence de possibilités d’enregistrement qualitative, malgré une absence de technicité vocale – me touche particulièrement. Le genre musical me semble inqualifiable (et pourquoi vouloir le qualifier ?), et je ne peux m’empêcher d’imaginer Pedro comme un amoureux de la musique, sans doute une personne qui en écoute tous les jours et qui s’est lancé un après-midi dans la composition d’un album qui saurait regrouper tout ce qu’il aime sans vraiment savoir comment s’y prendre. La forme des chansons est courte. Dans le cas de Pedro, cette durée me paraît symboliser sa volonté de faire des tentatives ; il allume ses machines, fait des tests et, sans doute, improvise.
On pourrait qualifier « Hosanah » et « Ndidi » de dansantes, même s’il me semble que cet adjectif ne renvoie pas à grand-chose : on peut danser sur tout. Ce que j’entends par là, c’est qu’elles s’inscrivent davantage dans ce que « dansant » sous-tend dans les musiques électroniques. Sans doute peut-on dire d’elles qu’elles sont aussi les chansons les plus « pop » car elles ont des refrains assez facilement mémorisables, dans un album où ces derniers sont souvent difficiles à identifier. Peut-être la notion même de refrain n’est-elle pas pertinente ici ; si certaines paroles reviennent, c’est souvent d’une manière peu structurée, aléatoire presque, comme sur « One Kind of Love », où la structure des parties n’est clairement pas traditionnelle. Dans « Amor », la fonction de refrain semble être endossée par certaines notes qui reviennent mais, autrement, les paroles constituent une logorrhée où l’auteur se confie sans qu’on puisse distinguer de quoi il est question, la musique recouvre parfois tant sa voix que celle-ci paraît lointaine. Dommage et, sans surprise, « Music Genius » n’a été d’aucune aide. « South Africa » a été composée et enregistrée avec les moyens du bord – le dispositif utilisé pour enregistré pour cet album, rudimentaire, comprend un synthétiseur Casio, un micro et un enregistreur multitrack : un chant diffusé par-dessus une plage, en fond, un piano d’enfant. C’est dans ce morceau que la voix de Pedro me paraît être la plus fragile techniquement. Il met en lumière la qualité d’esquisse plus que d’ébauche de ces enregistrements : non pensés pour être approfondis et améliorés plus tard, mais comme des instantanés, des aperçus de ce dont l’on est capable. C’est moins la qualité de ce qui est produit qui importe, que le fait de l’avoir fait, tout simplement.
Écoute-t-il encore cet album, ou la satisfaction de l’avoir produit lui suffit ? Je ne peux m’empêcher de me demander s’il existe d’autres morceaux, si ceux-ci ont aussi été réalisés sous forme d’albums et, si oui, où ces albums/morceaux se trouvent – un album nommé Moderno Amor Modern Love est référencé sur Discogs mais il n’en existe aucune autre trace sur le net, si quelqu’un a des infos, merci ! Je les imagine dans un garage, stockés ou éparpillés chez des ami·es, amours, membres de la famille à qui il aurait donné une copie avec désinvolture ou, au contraire, en signe d’attachement. À l’époque de One Kind Of Love, Peter Mekwunye était depuis peu installé aux États-Unis, à Portland (ville bien connue des adeptes du DIY), et j’imagine que c’est toujours le cas. Par curiosité, j’ai tapé son nom sur Google. Mais je n’ai rien trouvé d’autre que la photo présente sur la pochette de l’album. Il demeure un mystère, aussi fascinant qu’un·e figurant·e dans un film dont on se souviendrait du visage. Un mystère qui me convient très bien.